La grande table

La grande table

La grande table

Par Nicolas Chatenier

 

La révolution cuisine a pris la planète par surprise depuis quinze ans. Passion pour les chefs, sélection précise d’ingrédients, développement d’une culture foodie, revalorisation des terroirs, irruption des cultures bio… Se nourrir est progressivement devenu un acte culturel revendiqué à la fois pour des raisons qui tiennent au narcissisme latent d’une génération immergée dans les réseaux sociaux, mais aussi dans une attitude politique et revendicative faisant le choix d’un mieux manger plus naturel et plus sain, et d’une agriculture plus raisonnée.

Il y a là une quête de sens tout à fait remarquable que cette passion cuisine donne à voir. Dans cette nouvelle scène qui s’est dessinée, au cours des années et à l’échelle mondiale, tous les formats de restaurants ont pris leurs parts.
On a vu ainsi l’émergence conjuguée, parallèle, simultanée de tous les types de restauration. Avec à la clé des tendances fortes et souvent des confusions qui font parfois sourire (comme les étoiles Michelin accordées à des vendeurs de rue en Asie). Il n’en reste pas moins que chaque type de restaurant, du plus permanent au plus éphémère a pu tirer son épingle du jeu.
Pour preuve, le succès des food trucks aux Etats-Unis qui a permis à de nombreux chefs de s’installer, ou la multiplication des pop-ups à Londres qui permettent de mettre le pied à l’étrier à des dizaines de professionnels. Dans ce concert vibrant, vivant, et quelquefois cacophonique, un acteur de premier plan est resté présent, bien que chahuté par les évolutions en cours. Je veux ici parler du grand restaurant gastronomique. Ce que les anglo-saxons appellent le fine dining.

Cet acteur d’importance est né réellement dans l’avant seconde guerre mondiale grâce à l’apport technique du chef Escoffier, à l’apparition des étoiles Michelin en 1931, et à la consécration de la mère Brazier, qui la première, cumule deux restaurants trois étoiles. Ce format prend une importance cruciale dans l’immédiate après-guerre. Les privations, les rationnements laissent place à la période de croissance des Trente Glorieuses et à une période d’abondance. Dumaine à Saulieu, Point à Vienne, Pic à Valence forment un trio de tête de la restauration gastronomique en province. Ils accompagnent les tables vedettes de Paris comme le Grand Véfour de Raymond Oliver, le Maxim’s de Louis Vaudable ou le Lucas-Carton. Sans oublier les tables magiques de René Lasserre et de André Terrail à La Tour d’Argent.

Coïncidence bienvenue, c’est dans ces années, précisément en 1954 qu’est créée l’association Traditions et Qualité. Cette même association qui deviendra des décennies plus tard l’actuelle Les Grandes Tables du Monde.

Le grand restaurant de cette époque respecte les canons de ce que nous connaissons encore aujourd’hui. Il est simplement moins culinaire et plus festif. C’est un endroit conçu pour s’amuser et être vu, et pour consommer des mets simples. Les salades et les apprêts modestes figurent encore sur ces cartes.

À partir des années soixante, une génération de chefs va changer la donne et réinventer cette restauration. Ils s’appellent Bocuse, Guérard, Troisgros, Senderens et réinventent ce métier.
D’abord, ils deviennent propriétaires de leur restaurant ce qui leur permet de tout décider et de se mettre en avant. Ce sont ainsi des professionnels de la communication. Ensuite, ils repensent la cuisine, la libère des dictats fixés par Escoffier cinquante ans plus tôt. Ils allègent, révèlent et misent sur la fraîcheur des ingrédients.

À l’étalage social, le restaurant offre désormais une dimension supplémentaire : une expérience culinaire forte, faite de découvertes et d’innovations. Des styles personnels s’affirment. Il devient intéressant de profiter de l’essor de l’automobile pour « faire le voyage » selon la formule du guide Michelin et visiter ces tables toutes différentes, toutes personnelles dans lesquels s’expriment des hommes hors normes aux talents nombreux et à l’enthousiasme communicatif.

Précision d’importance : tout ceci se passe en France à partir des années soixante. Nulle part ailleurs. Nous détenons nettement cette paternité sur le grand restaurant que les français vont emmener en Belgique, en Suisse, puis en Italie avec Gualtiero Marchesi puis en Espagne avec des chefs comme Pedro Sujana d’Akelare ou Martin Berasategui.

 

Dans cette époque sont actées les caractéristiques du grand restaurant : un décor, un accueil personnalisé, une cuisine exceptionnelle faite avec les produits les plus frais et les plus beaux, les meilleurs vins, et un service en salle élégant et prévenant. La combinatoire s’organise autour de la cuisine, du service et des vins pour faire passer aux convives un moment gourmand et agréable.

La formule s’énonce facilement mais il convient de dire que son exécution régulière est très difficile. Les Français y sont passés maîtres. Ils ont une longueur d’avance.

Alors que les restaurants de toutes tailles et de tous types ont formidablement progressé au cours de ses années cuisine, on peut se demander quelle est encore la place du grand restaurant. Onéreux, long, chargé de codes et de manière, fait-il figure de dinosaures promis à une extinction à plus ou moins long terme ? Ou bien conserve-t-il encore un avenir radieux tant les chefs semblent valoriser par les médias ?

À Les Grandes Tables du Monde, nous pensons que cet acteur atypique et élitiste par nature est une composante essentielle de la cuisine mondiale. Nous irons jusqu’à dire que derrière le décorum que quelques-uns aiment à critiquer se cache une composante essentielle de toute culture culinaire. A notre sens, il n’y a pas de cuisine vibrante ni de culture culinaire vivante sans grands restaurants.

Les grands restaurants agissent à la fois comme des terrains d’expérimentation et des conservatoires de pratiques traditionnelles. Innovation et tradition. La formule est connue mais elle vaut particulièrement pour le monde de la gastronomie. L’innovation culinaire passe par les cuisines des grands restaurants. C’est ici que s’imaginent et se créent des nouvelles approches, c’est là que de nouveaux ingrédients sont testés. Les chefs ont toujours su coacher les producteurs afin d’améliorer les ingrédients. Par exemple, le grand chef français, aujourd’hui disparu, Jean-Louis Palladin a fait découvrir à la côté est des Etats-Unis comment mieux pêcher, mieux élever. Il a agi tel un évangéliste pour améliorer la production locale. On retrouve ce fonctionnement dans tous les pays qui ont donné un rôle primordial aux chefs de cuisine. L’agriculture espagnole doit beaucoup à la génération de pionniers culinaires de la région de San Sébastien. Ils ont su dynamiser et mettre en avant les produits du terroir espagnol. Le rôle de découvreur et de caisse de résonnance du monde gastronomique est essentiel. Il agit directement sur la vitalité d’une cuisine. Les exemples abondent pour démontrer que comme en Italie dans les années quatre-vingt ou plus proche de nous au Pérou des années deux mille, ce sont les chefs qui mettent en valeur des recettes emblématiques et énergisent la filière de production.

Du point de vue de la tradition, l’importance du rôle de la gastronomie n’est pas en reste. La gastronomie c’est également une somme de savoir-faire accumulés de génération en génération. Ces contenus méritent quelquefois d’être revisités et sélectionnés mais le corpus principal n’a pas eu besoin d’évoluer tant il est resté d’actualité. Ce tri fait, il faut mesurer la valeur essentielle de cette sommes de gestes, d’attitudes, de pratiques qui font de la gastronomie un savoir-faire et un savoir-être pertinent et actuel. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler d’une manière française d’exercer ces métiers de l’hospitalité et de la cuisine. Ce corpus français a essaimé dans le monde entier grâce à la vertu de la transmission et de la formation. Il définit ce qui réunit les Grandes Tables du Monde aujourd’hui.

En définitive, la gastronomie acquiert ses lettres de noblesse et son actualité à travers un dernier atout qui est à nos yeux essentiel. C’est le dernier élément qui nous permet de confirmer le rôle crucial jouée par la grande table aujourd’hui. Nous vivons depuis la révolution numérique des quinze dernières années dans un monde progressivement de plus en plus digitalisé. Les GAFA ont été complétés par les NATU si bien qu’aujourd’hui nombre de nos besoins quotidiens sont assurés par des plateformes numériques. Se loger, se transporter, se nourrir sont des actes facilités grandement par la révolution numérique qui a su parfaitement s’appuyer sur la technique pour fluidifier ces actes quotidiens. Au détriment cependant d’un élément essentiel : l’humain. Face au pouvoir digital, l’humain a disparu de nombreux processus. Dans quelques cas, l’homme joue le tout dernier rôle de la prestation. Le livreur qui remet le colis commandé sur Amazon, le chauffeur de la voiture Uber, ou l’accueil de l’hôtel réservé par Booking. Sans dénigrer la facilité apportée par ces nouveaux acteurs, on peut regretter la réelle déshumanisation qu’elle induit.

Ici les grands restaurants gardent une longueur d’avance car aucune de leur composante ne peut s’offrir à ce processus. L’humain, son regard, ses mains, ses gestes, ses savoir-faire sont indépassables et incontournables pour « produire » la gastronomie. Il est pour nous évident que cette part humaine de la gastronomie explique son actualité et son attractivité. À Les Grandes Tables du Monde, nous en sommes fiers et nous le revendiquons.

Après sa création au début du XXè siècle, et sa consécration dans les années soixante / soixante-dix, le grand restaurant mérite plus que jamais d’être au centre des conversations tant il détermine notre relation à l’alimentation et à la cuisine. Il est au centre de la table. Une table de partage, bien sûr.

Hommage à Joël Robuchon

Hommage à Joël Robuchon

Hommage à Joël Robuchon

                    Le geste sûr, la rigueur, la technique. Voici les traits qui caractérisent la cuisine de Joël Robuchon, disparu le 6 août à 73 ans.

Son apport est énorme tant il su préciser, améliorer, redéfinir la grande cuisine classique française. Arrivant juste après la libération du mouvement de la Nouvelle Cuisine, Joël Robuchon propose sa vision d’une haute cuisine française qu’on pourrait qualifier de néo-classique. Il apporte un soin méticuleux au choix des produits, il pousse la technique très loin dans la précision tant dans la cuisson que dans le dressage. Il s’inspire tour à tour d’une cuisine française classique comme dans son Lièvre à la Royale du Sénateur Couteaux, ou d’une cuisine plus terrienne qui fait intervenir des produits plus rustiques et peu usités dans la gastronomie française d’alors avec par exemple la ventrèche de Cochon, le chou-fleur associé à la gelée de caviar ou le merlan Colbert.

Victorieux de très nombreuses récompenses culinaires, titulaire du titre de Meilleur Ouvrier de France, Cuisinier du Siècle pour Gault Millau, il a connu la consécration des 3 étoiles en 1984 au Jamin, rue de Longchamp à Paris. Il transportera ce restaurant ensuite au 59 avenue Raymond Poincaré avant de prendre sa retraite en 1996.

Quelques années plus tard, il reviendra avec un restaurant gastronomique à Macao au Lisboa Hotel, puis il créera son concept « L’Atelier » une formidable réussite qui essaimera à travers le monde, proposant aux gourmets du monde entier une cuisine française précise mais enjouée, mâtinée d’influences japonaises et espagnoles.

Joël Robuchon aura profondément marqué de son talent et de son influence la cuisine française.

David Sinapian, président, et les membres du conseil d’administration s’associent à la peine de ses proches et de ses nombreux collaborateurs.

Le 63ème Congrès Annuel à New York

Le 63ème Congrès Annuel à New York

Le 63ème Congrès Annuel à New York

Du 16 au 18 octobre, la scène culinaire new yorkaise était à l’honneur de cette rencontre au sommet qui se tenait pour la première fois de l’autre côté de l’Atlantique.

Étendard de la haute gastronomie, l’ambition de l’association des Grandes Tables du Monde traverse les frontières et fait rayonner l’excellence culinaire dans le monde entier depuis ses premières années de création. 

Après les dorures des palais viennois et vénitiens des deux précédentes éditions, l’ultra créative New York, devenue l’une des grandes capitales de la gastronomie avec son approche multiple et décomplexée de la cuisine, et qui attire toujours plus de chefs venus tenter leur chance, s’est imposée naturellement comme cadre du Congrès 2017 auprès des membres du bureau des Grandes Tables du Monde, présidé par David Sinapian : «New York a toujours été la porte d’entrée des États-Unis pour les chefs français : André Soltner au Lutèce dès les années 60, suivi dans les années 70 de Michel Guérard chez Bloomingdale’s et au Club Régine, sans oublier la révolution lancée par Maguy et Gilbert Le Coze avec la création du Bernardin qui a contribué avec sa cuisine marine à initier les New-Yorkais à un goût nouveau avec des produits inédits. Aujourd’hui, notre Association est fière de compter cinq tables d’exception dans la ville.»

Le bureau des Grandes Tables du Monde ©Kris Maccota

Au casting de ces trois jours mémorables, 64 chefs et restaurateurs à la tête des restaurants parmi les plus prestigieux de la planète représentants plus de 150 étoiles, ont plongé dans l’effervescence de New York et multiplié les expériences et découvertes gourmandes à travers quelques uns de ses quartiers : de la soul food du chef Marcus Samuelsson dans son branché Red Rooster de Harlem, aux plats à la pointe de l’art de manger de Daniel Humm, chef du Eleven Madison Park à Manhattan (la réouverture dont tout le monde parle après plusieurs mois de rénovation) ou encore les produits bio cultivés à la Brooklyn Grange Farm, sur les toits d’un ancien chantier de l’US Navy transformés en ferme urbaine avec vue imprenable sur la skyline.

Mais aussi la projection en avant première américaine de « Gualtiero Marchesi, The Great Italian », le documentaire du réalisateur Maurizio Gigola consacré à Gualtiero Marchesi avec le concours de S.Pellegrino. Un bel hommage lui est rendu avec ce film qui revient sur son parcours exceptionnel, ses plus grands plats et l’impact essentiel qu’il a eu sur l’ensemble de la cuisine italienne.

 

LA GASTRONOMIE A L’ERE NUMERIQUE 

Un événement placé sous les signes du plaisir et de l’amitié, mais aussi du partage. Les membres des Grandes Tables du Monde ont participé à une journée d’échanges et de réflexions organisée sur le thème de « la gastronomie à l’ère numérique » en partenariat avec l’Université The New School et la prestigieuse James Beard Fondation, l’institution américaine qui vise à promouvoir les arts culinaires. L’occasion pour ses membres d’aller à la rencontre des étudiants qui ont pu entendre ces experts de la gastronomie et de la restauration, qu’ils soient jeunes ou établis de longue date, évoquer l’univers de la grande cuisine actuelle et future, des innovations culinaires à l’art de recevoir.

Ils ont ainsi pu assister à une conversation entre Will Guidara, copropriétaire du groupe de restaurants Make it Nice, et Adam Sachs, rédacteur en chef du magazine US Saveur, sur leur vision de l’évolution de l’industrie et le rôle joué par l’émotion pour créer une expérience gastronomique inoubliable.

Des rencontres aux valeurs fortes, mais aussi en avance sur leur temps en ce qui concerne les thématiques abordées durant les conférences :

La gastronomie aujourd’hui a abordé les solutions imaginées par les restaurateurs pour se distinguer au milieu de la profusion de contenus en ligne et d’avancées technologiques en restauration, ainsi qu’à la façon dont les données sont exploitées pour améliorer l’expérience du client et le fidéliser.

Intervenants : Alex Stupak (chef propriétaire de l’Empellon, Etats-Unis), Julien Royer(chef propriétaire d’Odette, Singapour), Soa Davies(vice-présidente des opérations F&B de Andre Balazs Properties).
Modérateur : Mitchell Davis (vice-président de la James Beard Fondation).

Une nouvelle ère de la restauration  s’est s’intéressée aux évolutions culinaires permises par la technologie, à la façon dont les meilleurs chefs actuels vont continuer à innover, ainsi qu’aux défis qu’ils doivent relever pour évoluer dans le respect de la tradition et de la culture gastronomique.

Intervenants : André Terrail (propriétaire et CEO de La Tour d’Argent, France), Danny Meyer (fondateur et CEO de Union Square Hospitality Group, Etats-Unis), Raffaele Alajmo (CEO et maître des Lieux de Alajmo Restaurant Group, Italie).
Modérateur : Helen Rosner (écrivaine et journaliste).

LA SOIREE DE GALA EN IMAGES

Point d’orgue de l’événement, c’est au 65e étage du Rockefeller Center, au cœur de l’un des plus célèbres établissements de New York, The Rainbow Roomque les Grands Prix 2017 ont été dévoilés lors du dîner de Gala préparé par les maisons new-yorkaises, membres des Grandes Tables du Monde : Jean-Georges Vongerichten (Jean-Georges), Daniel Boulud (Daniel), Daniel Humm (Eleven Madison Park), Corey Chow (Per Se) et Thomas Raquel (Le Bernardin).