Bien plus qu’un passeur de vins, Gaëtan Lacoste conçoit son métier comme une véritable clé d’expérience, où l’émotion, la connaissance et le sens du détail se conjuguent pour accompagner et soutenir la cuisine. Membre des Grandes Tables du Monde, il nous livre sa vision d’une sommellerie en pleine mutation, entre transmission, créativité et nouveaux horizons.

17 Septembre 2025, Le Gabriel
Betty Marais : Vous êtes à la tête de la sommellerie de La Réserve et du Gabriel. Si vous deviez résumer votre vision du métier de sommelier, qu’est-ce qui vous anime au quotidien ?
Gaëtan Lacoste : Transmettre, avant tout. C’est le cœur du métier. J’ai aujourd’hui une petite équipe de cinq personnes, de l’apprenti au sommelier confirmé, et je tiens à ce que chacun trouve très vite son autonomie. On m’a donné ma chance tôt, donc j’ai envie de reproduire cela : que chacun ait une pierre à apporter à l’édifice, une idée, un coup de cœur, une découverte.
Notre carte, elle, se veut éclectique et colorée. On a un ancrage fort avec les vins des domaines du propriétaire, Michel Reybier, mais aussi une ouverture à des vignerons libres, engagés. Aujourd’hui, près de 80 % de la carte est en bio ou biodynamique, non pas par militantisme, mais par conviction gustative. On choisit des vins parce qu’ils sont justes, sincères, lumineux.
On parle encore beaucoup de “vin nature”, de “vin classique”… Pensez-vous que ces distinctions ont encore du sens ?
Pas vraiment. Chez nous, on essaie de ne pas enfermer le vin dans des cases. Il n’y a pas d’ayatollahs ici — ni du sans soufre, ni du grand cru traditionnel. L’idée, c’est de répondre à toutes les envies, à tous les palais.
Notre salle, c’est un monde en soi : un couple d’étudiants, un amateur venu de l’autre bout du monde, un habitué du palace… Tous doivent pouvoir vivre une émotion.
Je rêve d’une salle idéale où cohabitent trois tables : un grand Bourgogne, un vieux Bordeaux et une bière belge. Et parfois, un accord sans alcool, autour d’un thé ou d’une infusion. C’est cette diversité qui rend la sommellerie passionnante aujourd’hui.
Vous avez aussi cherché à rendre le Gabriel plus accessible, ce qui est assez rare dans l’univers des palaces…
Oui, et c’était une vraie volonté. Quand je suis arrivé en 2021, on a repensé la carte pour qu’on puisse venir boire un verre au bar, partager une bouteille au comptoir, sans forcément dîner en trois actes.
Avant, la politique tarifaire était plus élevée, l’effet palace, sans doute. On a baissé les prix, on a dynamisé la sélection. Résultat : les clients reviennent, les jeunes clients osent pousser la porte.
C’est un pari sur le long terme, mais c’est ce qui assure la vitalité d’une maison. Il faut sortir d’une forme de déconnexion, nous sommes proches de nos clients : ni moi ni mes équipes ne vivons dans le monde des palaces, au quotidien. On aime les bistrots du 11e, les vins servis au comptoir, les salles un peu bruyantes… Et je crois que cette proximité, cette humilité, c’est aussi ce qui séduit nos clients.

Cette ouverture se retrouve aussi dans votre regard sur les boissons : aujourd’hui, la sommellerie ne se limite plus au vin.
Exactement. Et c’est une chance !
Débuter dans ce métier en 2025, c’est passionnant : le champ est immense. On parle de vin, bien sûr, mais aussi de bière, cidre, kombucha, kéfir, café, thé… Et partout, il y a des artisans incroyables. Ce sont eux qui nous obligent à élargir notre horizon.
Je ne vois pas cela comme une contrainte mais comme une évolution naturelle. Il faut rester curieux, explorer d’autres cultures du goût. L’univers du café, par exemple, est fascinant : on parle désormais d’origine, de fermentation, d’acidité, comme pour le vin. Et le thé, quand il est préparé face au client, devient presque un rituel scénique. Ce sont de nouveaux gestes de service, et les clients y sont très sensibles.
C’est aussi une forme de mise en scène du service…
Oui, mais une mise en scène sincère. Quand on sert un thé rare à table, que le geste est juste et que le discours est clair, les clients s’en souviennent.
Nous avons commencé à instaurer ce rituel du thé au Gabriel il y a peu, avec un peu d’appréhension au début. Mais on s’est vite rendu compte que les clients étaient prêts à être guidés, à écouter une histoire, à découvrir. Et ça, c’est très gratifiant.
Dans une maison comme Le Gabriel, quel est le rôle du sommelier aux côtés du chef ?
Le chef, c’est la boussole, évidemment. Tout part de l’assiette. Mais j’ai une chance incroyable : Jérôme Banctel est à l’écoute, vraiment. Il n’hésite pas à revoir une texture, une saveur, si le vin s’impose comme plus juste.
Il vient de l’école Senderens, où le vin dictait souvent la cuisine — et il a gardé ce réflexe du dialogue. Chez nous, tout le monde goûte tout : du stagiaire au directeur de salle. C’est une culture d’équipe où la parole circule. Et ça change tout : on se sent impliqué, responsable, à tous les niveaux.

Créer une cave, c’est aussi créer une identité. Comment construisez-vous la vôtre ?
C’est un travail de longue haleine. Construire une cave, ça prend des années, une récolte après l’autre. On n’a pas tout, et c’est frustrant parfois. Mais aujourd’hui, on commence à voir émerger une vraie patte, une philosophie cohérente : celle d’une sommellerie vivante, curieuse et engagée.
Les clients le sentent. Certains reviennent deux ans après et nous disent : « On se souvient encore de ce pairing, on voulait revivre ça. » C’est le plus beau compliment. Cela veut dire qu’on a créé une émotion durable, que le moment a laissé une trace.
Et puis, la cave, c’est aussi une stratégie économique. Elle participe à la valeur d’une maison. Un directeur de la sommellerie, c’est un poste clé : il peut changer la rentabilité d’un restaurant. Une cave bien pensée, c’est un actif à long terme, un trésor vivant.
Et la France, dans tout ça ? Vous regardez souvent à l’international ?
Oui, et je dois dire que certains pays ont une longueur d’avance sur l’expérience globale. L’Espagne, par exemple : ils font depuis dix ans ce que nous commençons à expérimenter.
Des lieux comme Alchemist à Copenhague montrent jusqu’où peut aller la mise en scène du repas. Rasmus Munk, c’est un ovni : il repousse toutes les limites du storytelling, du sensoriel, du lien entre l’assiette, le verre et l’émotion. En France, on garde encore parfois trop de codes, trop de retenue. Il faut s’inspirer de ces audaces-là, sans perdre notre héritage.
Votre regard sur la prochaine génération de sommeliers ?
Je la trouve fascinante. Curieuse, ouverte, connectée. Le sommelier de demain devra être à la fois technicien, conteur, chercheur.
Le monde du vin change : la transmission s’accélère, les enfants reprennent les domaines avec d’autres idées, d’autres équilibres. On redécouvre des maisons, des terroirs qu’on croyait figés. Et c’est la même chose dans nos restaurants : une nouvelle génération arrive avec des envies plus libres, plus conscientes.
Et du côté des clients, sentez-vous une évolution ?
Clairement. On boit moins, mais on veut boire mieux. Certains n’hésitent plus à mettre 150 ou 200 € dans un seul verre. Ils veulent goûter, comprendre, vivre une expérience.
Il y a aussi une polarisation : des clients toujours plus fortunés d’un côté, mais aussi des jeunes qui économisent pour venir une fois dans l’année. C’est pour eux qu’on doit garder une forme d’accessibilité. Sinon, on se déconnecte du réel.
Si vous deviez imaginer la sommellerie de 2030 ?
Je crois qu’on parlera encore plus d’expérience totale. Le sommelier ne se contentera plus de servir un vin : il fera vivre un moment, un passage, une émotion. Peut-être que le service commencera ailleurs — en cave, au bar, dans un autre espace.
Le métier s’ouvrira aussi à de nouveaux rituels, à des gestes qu’on n’imagine pas encore. L’essentiel, ce sera toujours le lien : faire ressentir quelque chose, au bon moment, à la bonne personne.
À travers sa vision généreuse et lucide, Gaëtan Lacoste incarne cette génération de sommeliers pour qui la cave est un lieu de culture autant que d’émotion. Curieux de tout, ancré dans le réel mais ouvert sur le monde, il redonne au service du vin sa plus belle dimension : celle d’un art du lien, sensible, accessible et vivant.