ANNE BROGNIET

« Tout s’articule autour de la nature »

Pour le deuxième épisode de son programme « Femmes en Vue », l’association Les Grandes Tables du Monde est partie à la rencontre d’Anne Brogniet, sous-cheffe jardinière du restaurant L’air du temps, en Belgique.

Cette ancienne élève de l’école des Beaux-Arts cultive aujourd’hui – au côté du chef Sang-Hoon Degeimbre et de Benoit Blairvacq, chef jardinier – un potager de 5 hectares, entièrement dédié et gouverné par la nature. Entretien avec cette maraîchère reconvertie, mue par un désir de reconnexion et d’autonomie alimentaire.

© Pieter d’Hoop

Lors de la préparation de cet entretien, vous avez évoqué votre reconversion. Pourquoi vous êtes-vous tournée vers ce métier de maraîchère ?

D’abord, un besoin de me reconnecter à la nature. Après mes études j’ai travaillé pendant trois ans dans le jardinage, mais très vite, j’ai aspiré à plus de sens dans mon métier. J’ai donc opéré une transition entre l’entretien et le maraîchage. Je souhaitais que le travail de la terre devienne source de responsabilité et d’apprentissage, avec en ligne de mire l’autonomie alimentaire. Bien sûr, il s’agit d’un métier dur physiquement : nous avons la tête dans la terre toute la journée. Il faut de l’endurance, de la patience pour acquérir tous ces gestes. Mais l’on découvre assez vite qu’il s’agit d’une fatigue saine, et qu’en donnant son énergie à la nature, elle nous la rend au centuple. Le radis par exemple n’est pas seulement une racine, quand il monte en fleur, il va produire une gousse, qui se mange et qui amène de nouvelles saveurs.

« C’est un tout nouveau monde gustatif qui s’ouvre à nous. On y découvre également toutes les similitudes entre les hommes et la nature et donc ce qui nous lie tous ensemble. »

Parcours d’Anne Brogniet

  • 1999-2004 : École des Beaux-Arts de Bruxelles.
  • 2004-2007 : Entretien de jardins.
  • 2014 : Formation en maraîchage, stage à L’air du temps et rencontre avec Benoît Blairvacq.
  • 2015 : Mi-temps à L’air du temps, puis à temps plein depuis 2017.

De plus en plus de chefs se dotent de potagers et le maraîcher devient un des acteurs clés du restaurant. D’après vous pourquoi est-ce que ce métier joue un rôle si important aujourd’hui ?

Le maraîchage a toujours été important, il est même à la base de tout, mais l’époque industrielle et la facilité qu’elle a générée ont gommé le sens primordial de ce métier ! Aujourd’hui, on peut vite oublier qu’il y a un homme ou une femme derrière une cagette de légumes, que la nature a ses propres lois, sa propre temporalité. Le maraîchage, à mon sens, permet de se réapproprier tout cela, de reprendre ses droits sur son milieu, son alimentation, son origine.

Certains chefs, comme San, l’ont bien compris et pensent aujourd’hui la nature comme je peux vous la décrire, il y a une véritable volonté de ramener l’éthique dans l’assiette.
Bien sûr, cela s’accompagne nécessairement de contraintes : lorsque l’on travaille avec la terre comme elle est, et les hommes comme ils sont, on n’a pas de résultats garantis, il faut donc pouvoir s’adapter et se ré-inventer sans cesse mais ce qu’il en sort est d’une richesse incroyable.

Il y a donc un lien très étroit entre la cuisine et le potager, comment apprend-on à travailler en bonne entente ? Qui dicte quoi ?

À L’air du temps, on est tous d’accord sur le fait que la nature est notre maîtresse, et que tout s’articule autour d’elle. Notre chef, San, connaît aussi bien le jardin que nous, il s’y promène souvent, goûte tout ; notre rôle est surtout celui d’intermédiaire. Bien sûr, dans certains cas, lorsqu’il nous arrive d’avoir du surplus, ou lorsque l’on goûte quelque chose qui nous plait, on n’hésite pas à le proposer en cuisine. Cela va donc dans les deux sens.
En fait, il y a une alchimie de départ, entre la nature, le climat et le jardinier. Et le chef, par ses créations, vient sublimer cette relation mais aussi la promouvoir.

Le travail du jardinier n’est-il pas aussi aujourd’hui un enjeu patrimonial ? En transmettant vos gestes, vos savoirs, vous travaillez à la conservation et à la promotion du monde végétal et culinaire belge, non?

Lorsqu’il fait beau, avec la nouvelle salle ouverte sur le jardin, les clients sont de plus en plus curieux, ils viennent à notre rencontre, nous interrogent et c’est si gai de pouvoir échanger, de leur faire redécouvrir des produits oubliés, comme l’ortie par exemple. C’est là qu’il y a une notion de patrimoine : on n’invente rien, on creuse, on cultive, on partage. On leur montre qu’il existe un monde végétal en dehors des standards, et avec un peu de chance, ils pourront à leur tour utiliser ces connaissances et se faire l’écho de cette philosophie. La transmission est également centrale dans notre équipe. Benoit a par exemple une forte lecture de la cuisine, un grain de folie génial qu’il nous enseigne ! Dans l’autre sens, j’apporte de la structure, de la régularité. Il y a cette complémentarité, cette alchimie que l’on s’attache à transmettre à nos collaborateurs.

Jardinier est encore un métier perçu comme « masculin », est-ce que vous avez eu l’impression d’être confrontée à plus de freins / l’impression d’être moins entendue parce que vous êtes une femme ?

Oui, il y a eu des moments où le fait d’être une femme a provoqué des remarques. Pendant mes travaux d’entretien de jardin par exemple, certains clients pouvaient rechigner à payer le même prix pour une femme car ils pensaient que je ne pouvais pas exécuter le même travail…
Cependant, j’ai l’impression que dans le maraîchage nous sommes plus nombreuses, peut-être parce que nous avons souvent un autre rapport à la nature, à la terre mère. Bien sûr il y aura toujours des machos pour dire « toi tu grattes le sol » mais en même temps, si l’on regarde de près, on voit bien que finalement les labours (c’est-à-dire le fait de retourner le sol avec beaucoup de force, avec des tractopelles par exemple) ce n’est pas bon pour la terre. Donc cela a beaucoup de sens d’apporter de la finesse, de la compréhension, de l’empathie plutôt que de la force brute. C’est une question d’alchimie, de la même manière qu’il y a une interdépendance végétale, il y a une interdépendance humaine : on doit apprendre à se connaître et à se cultiver entre nous, et favoriser cette complémentarité.

À quoi ressemble le futur de votre métier ?

Personnellement, j’ai encore tellement de chose à apprendre ici, surtout autour du lien entre la cuisine et le travail brut du jardin. Il me reste donc encore un bout de chemin à faire. Vis à vis de mon métier, et du restaurant, j’espère qu’il y aura de plus en plus de chefs qui remettront l’éthique au centre de l’assiette, car cela a une valeur éducative merveilleuse. Très important aussi, et qui doit accompagner le regain d’intérêt pour le métier de maraîcher, c’est l’éducation du consommateur. Sans cela le métier restera assez ingrat pour les indépendants, avec les problématiques de prix, de disponibilité, de facilité auxquelles les clients s’attendent.

« Et sur le long terme, moi je rêve d’une micro-ferme dans chaque rue, pour que chacun soit connecté, et se partage la charge de travail, les expériences, les découvertes. »