Jamie Kim
« Chaque jour réserve son lot d’apprentissages, le champ des possibles est infini, c’est génial ! Et surtout les clients. Ce sont eux finalement qui m’apportent le plus. Nous accueillons au moins un anniversaire par jour ; pour moi, c’est une journée comme les autres, pour eux c’est un moment extraordinaire, alors nous devons, je dois tout donner, avec cœur et passion, pour faire en sorte que ce repas soit inoubliable. »
Singularité à noter dans le paysage gastronomique français : le chef David Toutain compte, dans son restaurant éponyme, six femmes en cuisine. Parmi ces femmes, la sous-cheffe Jamie Kim brille par sa ténacité, sa curiosité, son humour et son intelligence. Rencontre avec une personnalité hors du commun qui n’a pas hésité à s’expatrier à 13 000 km de sa Corée natale pour goûter et travailler les fameux produits des terroirs français.
Comment êtes-vous devenue cheffe ? Pourquoi ce métier ?
En Corée du Sud, plusieurs ateliers pratiques sont systématiquement organisés pendant la dernière année de lycée et proposés aux étudiants pour leur permettre de choisir leur orientation professionnelle en connaissance de cause. J’avais 17 ans et depuis la mort de ma mère – deux ans auparavant – j’étais perdue et m’ennuyais beaucoup à l’école. Mes parents, architecte et employée de bureau, m’avaient toujours encouragée à choisir un métier socialement reconnu comme médecin, ou « sûr » comme fonctionnaire, mais je ne me voyais pas du tout passer mes journées et ma vie derrière un bureau. J’ai pensé un moment à une carrière sportive car j’aimais l’athlétisme. Pourtant cette simple journée de découverte de la cuisine au lycée a été une révélation. Moi, qui ne connaissais rien à la gastronomie et aux métiers de bouche, suis restée concentrée, totalement happée par cet univers, oubliant tout le reste par la même occasion. Parmi les 180 élèves de mon âge de mon lycée, je suis la seule à avoir choisi cette voie. Il faut croire quand même que les moments passés dans la ferme viticole de mes grands-parents nous ont marqués car mon grand frère est sommelier et a son propre bar à vins en Corée.
Dates clefs :
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2012 : Diplômée du lycée en Corée du sud
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2012 : voyage en Australie
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2013 : Cours d’anglais à Sydney
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2014-15 : École du Cordon Bleu à Sydney
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2016-17 : Cours de français à Lyon
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2019 : Restaurant David Toutain
Néanmoins, devant le scepticisme de ma famille, c’est d’abord mon envie de voyage, de découverte du monde et d’apprentissage d’une autre langue que j’ai décidé d’assouvir. Diplômée en février à Daegu, je suis partie en mars à Sydney avec le soutien de mon père – je n’y connaissais personne, mais l’obtention du visa était plus aisée. J’en ai profité pour beaucoup voyager en Australie et en Indonésie. Mais il fallait que je travaille, évidemment. Alors j’ai envoyé cinquante curriculum vitae en peu partout et j’ai enchaîné les petits boulots dans des cafés. Malgré mon aversion pour l’école, j’ai réalisé que je devais me former pour espérer accéder aux postes qui m’inspiraient et me suis inscrite à l’école Cordon Bleu de Sydney. J’ai dû refaire mon visa et passer un certificat d’anglais pour pouvoir rester en Australie. J’étais en formation alternée : à l’école trois jours et le reste de la semaine au Brunch Café du chef Tim Bryan qui m’a beaucoup appris en m’expliquant, en me montrant et en faisant à mes côtés. C’était vraiment super. Je pouvais poser toutes les questions, faire toutes les erreurs, il a été généreux, patient, confiant et a su me motiver pour continuer. Tout naturellement, j’ai fait mon stage de deuxième année d’école avec lui et je l’ai suivi ensuite dans son nouveau restaurant, une brasserie.
C’est aussi Tim Bryan qui m’a encouragée à découvrir d’autres formes de restauration, à me frotter à d’autres façons de faire. J’étais curieuse du monde hôtelier alors j’ai travaillé à l’hôtel Hilton. Cette expérience d’environ un an m’a beaucoup enrichie. Attachée à l’événementiel, mes missions en cuisine étaient très polyvalentes. Du room service aux dîners d’affaires, en passant par les petits déjeuners ou le travail de nuit, j’ai touché à toutes les fonctions et rencontré toutes les nationalités car l’hôtel Hilton de Sydney a des employés du monde entier. Le chef me propose même de rester, c’était confortable tout en étant très intéressant mais je me sentais trop jeune pour m’installer, j’étais curieuse, j’avais envie d’autre chose.
Je suis rentrée en Corée pour retrouver les miens et réfléchir à la suite. J’en ai profité pour goûter l’expérience gastronomique en intégrant les cuisines d’un grand restaurant de Séoul. Ce fut un mois difficile. J’étais habituée à travailler 16 heures d’affilée mais certainement pas dans cette ambiance si dure et militaire. J’étais non seulement une femme mais, surtout, j’avais eu la chance de voyager, j’arrivais avec des savoir-faire que l’équipe me jalousait. Un peu traumatisée et pleine de doutes, j’ai fui un moment le monde culinaire en acceptant un poste d’assistante de communication au Seoul Arts Center Opera House. Pendant ces quelques mois, retrouver l’univers culturel que j’ai toujours aimé m’a fait beaucoup de bien. J’étais en contact avec le public, j’ai pu continuer à parler anglais tous les jours, c’était une vie totalement différente mais tout aussi exaltante. Pourtant, la cuisine m’a rapidement manqué.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de venir en France ?
Bon nombre de mes professeurs à l’école Cordon Bleu de Sydney étaient européens et surtout français. Ce métier encourage les voyages, je pense que c’est aussi pour ça qu’il me va si bien. Pendant ces deux années d’étude, nous avons appris à cuisiner les légumes et une remarque revenait sans cesse : les fruits et les légumes australiens n’avaient pas le même goût que ceux de France. Depuis, cette question me taraudait : pourquoi et en quoi leurs saveurs étaient différentes ? Il fallait que je me fasse ma propre opinion, je devais goûter les petits pois français. Alors je suis venue en France. À Lyon plus précisément, car c’était plus facile de s’y installer qu’à Pairs. J’y ai pris des cours de français pendant un an après lequel j’ai dû rentrer en Corée pour changer mes papiers et obtenir le droit de travailler en France. Visa en poche, j’en profite pour visiter un peu l’Europe, notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse… À mon arrivée à Paris, je suis totalement fauchée et décide, dans l’urgence, d’oser la grande aventure gastronomique en envoyant mon curriculum vitae à tous les restaurants une étoile de Paris. Une audace qui m’aura été précieuse car David Toutain me répond presque instantanément. Je me souviens précisément du timing : nous étions un vendredi, il m’a proposé de faire un essai le lundi, le mardi je signais mon contrat de travail. C’était en janvier 2019. La pandémie m’a renvoyée en Corée et j’ai dû attendre dix mois avant d’obtenir le renouvellement de mon visa. Mais j’ai rejoint l’équipe du restaurant dès que j’ai pu, avec beaucoup de joie, pour participer à la vente à emporter. Je ne suis pas repartie depuis, sauf l’été, pour les vacances.
Qu’est-ce qui vous anime ? vous motive le plus dans votre travail ?
Chaque jour réserve son lot d’apprentissages, le champ des possibles est infini, c’est génial ! Et surtout les clients. Ce sont eux finalement qui m’apportent le plus. Nous accueillons au moins un anniversaire par jour ; pour moi, c’est une journée comme les autres, pour eux c’est un moment extraordinaire, alors nous devons, je dois tout donner, avec cœur et passion, pour faire en sorte que ce repas soit inoubliable. J’aime cette pression permanente destinée uniquement au bonheur des gens. C’est tellement gratifiant ! Quand j’échange avec une amie qui travaille à l’hôpital, je mesure la chance que j’ai. Elle comme moi travaillons au service de l’humain, mais, moi, je peux profiter de la joie que mon travail procure, ça, c’est absolument magique. Il y a une fenêtre qui sépare la salle de la cuisine, grâce à elle, je peux guetter la première bouchée, le moment précis où le visage s’illumine. On ne peut pas se lasser de ce moment-là, impossible. La gastronomie a ce pouvoir incroyable de donner du plaisir, on en reçoit tout autant, c’est un cercle vertueux et une grande chance. D’ailleurs, quand vous voulez réconforter quelqu’un que vous aimez, que faites-vous ? Vous l’emmener dans un restaurant, évidemment !
Comment travaillez-vous avec David Toutain et avec les équipes ?
Nous travaillons tous ensemble. Pour le chef, il est primordial que tout le monde ait sa place. Personne n’est plus important qu’un autre, c’est le collectif qui prime. Cet état d’esprit permet une ambiance très solidaire et détendue. Nous sommes heureux d’être là et ça se ressent dans la cuisine que nous offrons.
En cuisine, nous sommes six femmes. C’est étrange de constater à quel point cette équipe féminine étonne. Il ne se passe pas un jour sans que nous ayons la remarque, alors que s’il y avait plus d’hommes, personne ne le noterait. On voit enfin les femmes investir les cuisines, c’est assez nouveau et réjouissant.
Concrètement, tous les matins nous débriefons sur les événements de la veille : comment les services se sont-ils passés ? Que pourrions-nous encore améliorer ? Tous les membres de l’équipe sont invités à donner des idées. Personne n’est parfait mais en discutant, en échangeant calmement, on arrive à faire des miracles. Les différences des uns et des autres nourrissent le collectif, c’est ainsi qu’on avance. Avec le chef, il n’y a pas d’autoritarisme alors chacun peut donner corps à ses envies, développer ses aptitudes. Une façon de faire peut convenir à l’un et pas à l’autre, il faut s’adapter, être à l’écoute et souple.
La carte change très souvent, en fonction des saisons bien sûr mais aussi selon les arrivages des produits et surtout la créativité du chef. David Toutain a énormément d’idées, il nous les partage, souvent avec des petits dessins comme celui-ci et ensuite nous faisons des essais, nous échangeons, tout le monde donne son avis. Quand les ajustements nous semblent parfaits, nous proposons le plat aux clients. Mais on continue de le faire évoluer, sans cesse. Le chef est un artiste, le suivre dans ses créations, avoir sa confiance est un honneur.
Vous aimez les arts et les voyages. Est-ce que ce sont des inspirations pour votre travail ?
Oui, j’aime me nourrir au sens large. La nouveauté ne m’effraie pas, au contraire, j’en ai besoin. Dès que possible, je vais au musée. J’ai passé beaucoup de temps au musée des Beaux-Arts de Lyon par exemple, à l’Orangerie à Paris, ou encore dans les galeries d’art. Je m’y ressource. J’aime aussi allez dans d’autres restaurants gastronomiques, goûter les propositions des autres chefs. C’est toujours intéressant de voir ce que d’autres personnalités peuvent faire avec les mêmes ingrédients. Je m’efforce de garder l’esprit ouvert. Au quotidien, je ne me lasse pas du goût des produits français : c’est incroyable comme les petits pois sont sucrés par exemple, chaque année, c’est le même régal.
Selon vous, quels sont les grands enjeux du restaurant gastronomique de demain ?
La gastronomie est exigeante. Pour atteindre un tel niveau d’excellence, il faut des produits irréprochables bien sûr, mais aussi énormément de travail et surtout beaucoup de personnel. La fermeture de Noma du chef René Redzepi à Copenhague est assez symbolique de l’époque, elle interroge. Je suis juste salariée, épargnée par ces soucis, mais je pense que gérer son propre restaurant gastronomique aujourd’hui est économiquement un vrai challenge. Une recette avec des noix par exemple, vous n’imaginez pas le temps nécessaire pour éplucher ne serait-ce que 100 grammes de noix fraîches… et tout est à l’avenant ! Quel casse-tête ! Chaque détail demande énormément et pourtant chaque détail est important. Donc tout le monde doit être très motivé. Nous avons la chance de travailler avec un chef qui nous donne envie. Il transmet l’amour du produit, est respectueux de tous et de tout, je l’admire beaucoup, comme je peux admirer un peintre. Le geste et la minutie sont incroyables. Je place la créativité au-dessus de tout et David Toutain est un grand créatif, il pense à des associations improbables et utilise les herbes avec beaucoup de sensibilité, c’est pour ça que je suis là, c’est pour lui, pour la qualité de son management et son talent. C’est peut-être la clé du succès du restaurant gastronomique d’aujourd’hui et de demain ? En tout cas, l’humain sera au centre.
Que pensez-vous de la place de la femme dans l’univers de la gastronomie ?
On a fait des progrès mais il y a encore beaucoup à faire. Les mentalités changent, tout évolue et le métier commence à se féminiser. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a de plus en plus de femmes qui savent déjà à 29 ans, comme moi, qu’elles passeront leur vie en cuisine. Les femmes ont leur place en cuisine, comme partout ailleurs. Ce métier est avant tout une passion.