Katina Connaughton

« Continuer à grandir et faire partie de quelque chose de merveilleux, voilà le plan ! »

Katina et Kyle Connaughton ont pendant des années roulé leur bosse avant d’ouvrir leur propre établissement. De la Californie où ils sont tous deux nés, où Kyle a fait ses premiers pas en cuisine, (entres autres à la California Sushi Academy, au Spago de Wolfgang Puck, au Ritz Carlton et auprès de Suzanne Gouin au Lucques et à A.O.C ), ils partent en 2003 pour Hokkaido où Kyle travaille dans le restaurant japonais de Michel Bras. En 2006, le couple arrive en Angleterre, alors que Kyle prend la tête de l’équipe Recherche et Développement d’Heston Blumenthal. De retour en Californie en 2012, la famille s’installe dans le comté de Sonoma, où Kyle poursuit son travail de chercheur tandis que Katina entreprend de se former sérieusement à l’agriculture.
Ils achètent en 2014, une propriété de 2,5 hectares près de Healdsburg (à une heure au Nord de San Francisco) et pendant deux ans préparent l’ouverture de leur restaurant et de la ferme où, sous la responsabilité de Katina sont cultivés, fleurs fruits et légumes servis au Single Thread.

Un lieu unique, à leur image, somme de leurs expériences passées, point de convergence de toutes leurs convictions, qui connait un succès fulgurant puisque fin 2018, soit à peine deux ans après l’ouverture Single Thread reçoit sa troisième étoile Michelin et en 2023 rejoint les Grandes Tables du Monde.

Katina y a trouvé la place qu’elle cherchait depuis longtemps, après avoir pendant des années jouer un rôle de soutien auprès de son mari. Elle en est l’un des socles fondamentaux.

Le parcours de Katina Connaughton en 6 dates-clés

  • Septembre 1992 : âgée de 15 ans, elle rencontre Kyle Connaughton lors d’un concert punk-rock à Los Angeles
  • Octobre 1994 : elle obtient son passeport et fait son premier voyage à l’étranger
  • Octobre 1995 et Janvier 2001 : naissance de ses deux filles
  • Janvier 2004 : déménagement de la jeune famille à Hokkaido au Japon
  • Décembre 2016 : ouverture du restaurant Single Thread
Quand vous avez rencontré Kyle, comment à l’époque imaginiez-vous votre vie commune ?

Kyle et moi nous sommes rencontrés très jeunes, à 15 et 16 ans. Nous savions que nous voulions travailler ensemble et Kyle était décidé, depuis ses 9 ans, à devenir chef et à voir le monde. Nous étions tellement épris l’un de l’autre que ses rêves, si grands étaient-ils, sont aussi devenus les miens. Nous avons eu très tôt notre première fille et la seconde peu de temps après. Malgré la charge de cette jeune famille, nous étions déterminés, et nos rêves trop grands et trop importants pour que nous les abandonnions. L’un d’eux était de vivre et de travailler au Japon. Nous avons travaillé dur et fait en sorte que cela arrive. Nous avons déménagé sur l’île de Hokkaido au Nord du Japon et puis en Angleterre. Lorsque vous êtes très jeune, que vous vivez à l’étranger submergée par ce qui se passe autour de vous, c’est difficile de prendre du recul et de voir au-delà du moment présent. Parce que Kyle était assez absent en raison de longues heures de travail au restaurant, j’étais vraiment le parent principal de nos filles. J’ai certainement joué un rôle de soutien pendant de nombreuses années. Il est vrai qu’en en tant que jeune femme et jeune mère, je me suis sentie un peu perdue avec ma propre identité.

Aviez-vous déjà en tête l’idée d’avoir un jour votre propre restaurant ?

Nous savions que nous travaillions dur pour quelque chose de spécial, mais sans pouvoir encore le définir pleinement. Je ne voyais pas où serait ma position dans ce projet de restaurant. Pas vraiment du côté du service, et même si j’ai passé du temps en cuisine et en ait apprécié l’expérience, je n’ai pas senti non plus que ma place était là.

Au Japon, nous vivions dans une région agricole vraiment incroyable où j’ai commencé à me connecter à la saisonnalité, dans ces nuances les plus subtiles. Manger selon les saisons et les apprécier au fur et à mesure qu’elles passent. J’apprenais l’art de l’arrangement floral avec une dame de 95 ans, qui était mon Ikebana Senseï [maitre-professeur].  Mon japonais étant très minimal, et son anglais tout autant, nous avons communiqué à travers le langage des fleurs, et j’ai beaucoup appris d’elle pendant cette période. J’ai commencé à comprendre où j’étais censée être : à l’extérieur, au contact de la nature, les mains dans la terre et à partir de là, tout a commencé à avoir un sens. Des années plus tard, alors que nous sommes sur le point d’ouvrir les portes du Single Thread, je cueille les fleurs que je cultive, je les dispose dans le restaurant et pour la première fois j’ai l’impression d’être chez moi. C’est ma maison et c’est mon avenir.

C’est la marque que je peux y laisser, le petit morceau de moi-même que je peux apporter à cet environnement. C’est donc devenu mon récit et mon identité dans le restaurant.

Comment avez-vous réussi à concilier l’esprit décontracté et familial qui est le vôtre et le raffinement et l’exigence d’un restaurant étoilé Michelin ?

Nous voulions créer une expérience culinaire très élevée, mais dans un environnement donnant l’impression que nos invités sont pris en charge par notre famille. Cela découle de la mise en place d’une culture d’entreprise où il y a beaucoup de mentorat, de soutien et de collaboration. Il n’y a pas d’ego impliqué. Il ne s’agit pas d’un restaurant dirigé par Kyle et par Kyle seul, mais le résultat d’une collaboration étroite entre les équipes de cuisine, de service, du vin, de la ferme. Des pièces mobiles créant une cohésion où chacun est très respectueux de l’autre.

Quel est votre rôle dans cet environnement ? A-t-il changé depuis l’ouverture ?

Quand nous avons ouvert le restaurant, j’ai porté de multiples casquettes, ce qui m’arrive encore occasionnellement. Je me consacrais aux cultures pendant la journée, j’assurais la décoration florale de l’espace et j’aidais au service le soir, en plus de faire parfois la vaisselle ! La conversation que Kyle et moi avons généralement, est celle entre un chef et son producteur, sur les quantités, sur ce qui est en haute saison. A partir de là, à lui et à son équipe culinaire de créer la magie. Je ne suis pas impliquée dans la création des plats, je suis celle qui l’alimente. Chaque saison, nous cultivons des centaines de variétés différentes. Nous faisons beaucoup d’essais car nous voulons sans cesse innover et enrichir la créativité et l’inspiration des chefs. Faire pousser de nouvelles cultures, comprendre comment les choses réussissent ou non, faire en sorte qu’elles aient un bon profil gustatif, une nouvelle texture, c’est une telle joie pour moi !

Nous avons maintenant une équipe assez grande, que nous tentons toujours de renforcer, pour donner davantage d’identité à chaque rôle. Bien sûr, je suis toujours sur le terrain, je fais toujours du design floral, mais j’ai ces équipes pour m’épauler. Nos rôles évoluent, cependant Kyle et moi sommes là tous les jours et Kyle tous les soirs au passe.

Avez-vous été surprise par le succès qui, de l’ouverture à la troisième étoile s’est produit assez rapidement ?

Non. J’ai passé ma vie avec Kyle, donc rien ne me surprend de lui. Il est très déterminé, l’équipe est très déterminée.  Ce qui m’a peut-être surprise, c’est le processus, l’environnement qui est nouveau pour moi. Je dirais donc que le moment de l’annonce des trois étoiles était peut-être surprenant, mais pas le fait que cela se produise.

Quand fin 2016, nous avons ouvert Single Thread, nous travaillions à ce rêve depuis si longtemps qu’il était une extension naturelle de nous-mêmes, cela ne nous a pas semblé forcé. Nous l’avons fait au moment et à l’endroit qui nous convenaient. Les étoiles semblaient tout à coup alignées, mais en vérité cela faisait très longtemps qu’on les empilait.

Quelle est la situation des femmes en cuisine ou à la ferme ? Pensez-vous qu’elles ont la possibilité de combiner la vie privée et la vie pro de manière harmonieuse ?

Je pense que les femmes ont toujours été marginalisées. En tant que mère de deux jeunes femmes incroyablement fortes, j’apprends de leur génération. Notre cheffe de cuisine est une femme, notre cheffe pâtissière est une femme et notre agricultrice en chef est une femme. Nous avons donc tendance à nous entourer de femmes puissantes, et je pense que cela crée un très bel effet domino dans nos vies et dans l’industrie.

Nous commençons à faire tomber les barrières. Mais ça n’est pas facile. Comme je l’ai mentionné, notre chef de cuisine est une femme. Elle vient de se marier et elle et son mari aimeraient fonder une famille dans un avenir proche. Nous commençons donc à réfléchir à un nouveau poste pour elle, un rôle de recherche et développement, une sorte de liaison entre la ferme et la cuisine afin qu’elle puisse mieux équilibrer sa vie professionnelle et sa vie privée. Je pense qu’il existe des moyens créatifs d’offrir ces opportunités aux femmes, et nous devons être plus ouverts avec elles, car l’industrie n’est pas favorable à cet équilibre travail-vie, y compris pour les hommes.

Vos filles suivront-elles vos traces ?  

Elles ont actuellement 27 et 22 ans, elles sont toutes les deux musiciennes et artistes à part entière. Notre plus jeune est allée à l’école de musique et a récemment manifesté son souhait de devenir cheffe. Mais je ne pense pas que ce soit pour suivre la voie que nous avons tracée. Elle veut emprunter son propre chemin. Alors ça n’est pas demain que nos filles reprendront l’entreprise familiale ! Et puis nous sommes encore très impliqués.

Quelle est la prochaine étape ? Le prochain rêve ?

Nous continuons à développer l’entreprise, ce qui est déjà formidable. Il y a deux ans, nous avons acheté une ferme de 24 acres et avons travaillé très fort pour renforcer notre place au sein de la communauté. Nous avons traversé tellement de choses ici avec les incendies, les inondations, les pandémies… La communauté est très forte et soudée et nous souhaitons vraiment que nos visiteurs comprennent le système alimentaire que nous mettons en place. Nous travaillons beaucoup là-dessus, avec des ateliers et des programmes éducatifs. Nous avons aussi acheté un bâtiment pour créer de nouvelles chambres et étendre notre offre d’accueil. Je pense que c’est un peu tout pour le moment, mais continuer à grandir et faire partie de quelque chose de merveilleux, voilà le plan !