Mariella Organi
« Pour un manager, le résultat à désirer tous les jours, c’est de voir les membres de l’équipe s’épanouir. Si à la fin du service tout le monde a le sourire aux lèvres, c’est que l’on a gagné ! »
Une discrétion assumée, une élégance maîtrisée et une vision de son métier humble et presque philosophique : avoir la chance d’échanger avec Mariella Organi, c’est découvrir non seulement une grande professionnelle plusieurs fois primée, mais également une femme qui réfléchit sur les valeurs et le sens de la restauration. Solidement enracinée au bord de l’Adriatique avec son époux le chef Moreno Cedroni, ils ont su faire de leur sens de l’innovation et de leur discrétion raffinée leurs meilleurs atouts pour bâtir une expérience vibrante et humaine.
Quel est votre parcours ?
J’ai poussé pour la première fois la porte de ce restaurant en novembre 1991… et je n’en suis finalement jamais repartie. Après mes études de tourisme et d’hôtellerie que j’ai faites à Senigallia, j’avais envisagé pendant un temps de me spécialiser dans la conservation muséale et patrimoniale. J’avais déjà travaillé dans un autre restaurant et en rencontrant Moreno, puis en me mariant avec lui, il m’a semblé évident de travailler ensemble, pour des raisons d’équilibre. J’ai également suivi un cursus en sommellerie, tout en continuant la gestion et le service du restaurant. Comme je suis de nature assez attentionnée, je crois que cette qualité est mise à profit pour recevoir nos hôtes comme il se doit, mais aussi pour veiller à la qualité générale de l’expérience. Mon envie originelle de protection et de conservation des biens culturels s’applique finalement aussi très bien à la restauration. À mes yeux, le restaurant est un lieu de partage culturel très spécifique : s’y croisent des personnes qui connaissent les produits, d’autres la façon de les cultiver, d’autres encore la façon de les faire découvrir au plus grand nombre, et ceux qui viennent pour découvrir tous ces liens… C’est un échange unique, qui crée une ambiance propice pour faire grandir les gens sur le plan humain. De plus, dans un monde en grande évolution, réussir à protéger ces savoir-faire et savoir-être est encore plus nécessaire.
Parcours de Mariella Organi
- Nov. 1991 : début de sa collaboration avec Moreno Cedroni
- 1994 : mariage avec Moreno Cedroni
- 1995 : première étoile Michelin pour leur restaurant;
- 1997 : naissance de leur fille Matilde
- 2006 : deuxième étoile Michelin
- 2016 : Meilleur maître d’hôtel pour Identità Golose
- 2017: membre du Con seil scientifique d’ ALMA, Ecole Internationale de Cuisine Italienne de Parma
- 2017 : ambassadrice émérite pour l’Association Italienne des Ambassadeurs du Goût
- 2021 : meilleur service en salle pour le journal Gambero Rosso
- 2022 : meilleure maître de maison par L’Espresso
Comment décrivez-vous votre travail au quotidien ?
Quand elle était petite, ma fille Matilde a d’abord dit que j’étais « caissière », puis « femme de chambre »… Ce n’est pas toujours facile à saisir ! Je suis la manager du restaurant : je m’occupe de la clientèle, et aussi de tous ceux qui travaillent en salle.
Au total, cela représente une dizaine de personnes, entre sommelier, chef de rang et commis, avec des personnalités très différentes, qui cohabitent toutes harmonieusement. Puisqu’on ne peut pas tous être dans l’hyperperformance, même une personne plus discrète ou timide y a toute sa place. Respecter les différents caractères et même en faire une force pour le groupe a apporté toute une richesse de nuances pour nos clients, et a permis de créer des relations beaucoup plus authentiques. C’est bénéfique aussi bien pour l’équipe que pour les hôtes ! Le soin apporté à l’équilibre du groupe fait une vraie différence auprès des hôtes et permet de gagner en sérénité. Pour un manager, le résultat à désirer tous les jours, c’est de voir les membres de l’équipe s’épanouir. Si à la fin du service tout le monde a le sourire aux lèvres, c’est que l’on a gagné !
Quels sont les secrets d’un management de salle efficace ?
L’implication est la clé du succès. Je crois beaucoup au quotidien et à la constance, car on ne peut pas improviser en permanence. Il faut être vraiment persévérant, être un modèle de ténacité. On se doit de montrer l’exemple : ce ne sont pas des métiers qui s’apprennent uniquement dans les manuels scolaires… L’une des particularités de nos professions est notre exposition à la charge émotive : nous absorbons réellement les émotions de nos clients et de nos collègues, car pour bien travailler en salle il faut être très intuitif et sensible à l’autre. Il faut apprendre à développer une sorte de protection vis-à-vis de toutes ces émotions extérieures dont nous nous chargeons, afin de ne pas être inutilement exposés.
Pas besoin d’être forcément extraverti pour faire ce métier. Moi-même, je suis plutôt de nature réservée et sensible, mais je suis aussi très curieuse. Or, travailler dans un restaurant est vraiment fascinant, car nous voyons défiler beaucoup de gens d’horizons différents. Il faut garder l’esprit alerte et ouvert ! Un restaurant, contrairement à ce que l’on dit parfois, ce n’est pas un théâtre, mais bien plus que cela. La scène qui se déroule dans un restaurant n’est pas répétitive, car il n’y a aucun scénario pré-établi. Les acteurs principaux, ce sont en fait les hôtes. Mais au final, c’est une scène qui au fil des ans se remplit de gens qui partagent un même état d’esprit… et qui nous ressemblent. Ici, nous sommes certes au bord de la mer, mais pas dans un esprit branché ou modeux. On ne vient pas ici pour se montrer, mais pour le plaisir du partage, l’expérience gustative, la qualité du moment, bref une expérience singulière et authentique.
Comment réussir en salle à faire passer les intentions du chef et de sa cuisine ?
L’annonce des plats est un aspect très important de notre travail en salle. Pourtant, il ne s’agit pas de faire le même discours à tous nos hôtes, mais plutôt de bien s’adapter. On doit être incisif, sans être trop long, et veiller à ne pas prendre trop d’espace, pour respecter le plaisir de la découverte et de la dégustation. Je n’aime pas les présentations trop réglées, trop étoffées : le plat a une sorte de pudeur qu’il convient de respecter,
car il parlera de lui-même à ceux qui aiment manger. Il faut le dévoiler, mais pas trop … Parler du travail du chef c’est un peu comme pour la musique : on se doit de maitriser les notes et la technique, mais mieux vaut avoir le sens de l’improvisation ! La cuisine et le service sont des formes d’art. Pour autant, s’en nourrir n’en est pas vraiment un, ce qui fait de la gastronomie un type d’art singulier, éphémère et destinée toujours à disparaître pour celui qui ne l’a pas vécu. Goûter un vin ou un plat, observer un type de service, c’est un peu comme un voyage, cela doit se vivre. Et puisque ces moments sont voués à disparaître, ils n’en sont que plus précieux : cela rend l’attention qu’on leur porte encore plus singulière, car tous nos efforts sont dédiés à un moment unique. C’est cela qui rend nos métiers si extraordinaires.
Comment réussir à faire comprendre cela aux jeunes collaborateurs ?
Nous travaillons ici avec Alma, l’école fondée par Gualtiero Marchesi. Et ce n’est pas facile d’expliquer que ce travail peut être usant, parce qu’il est passionnant et prend beaucoup d’espace dans nos vies, mais qu’il peut en même temps être source de grande plénitude. Ce qui fait la différence, c’est l’engagement que l’on y met. Pour les pratiquer, on a aussi besoin de nombreux soft skills qui sont souvent ignorés : la concentration, l’attention, le silence… L’une des choses les plus éprouvantes pour les jeunes, c’est de découvrir que c’est un métier très répétitif, dont les journées se ressemblent car elles sont très structurées. Pourtant, c’est ce qu’il faut pour faire grandir les rêves… Cette génération a appris que rien ne dure toujours, et donc est particulièrement pressée. Or, des choses qui peuvent sembler mineures comme ôter les miettes de la table ne le sont pas du tout, elles sont en fait fondamentales. Ils voudraient tous raconter les plats… alors que la valeur est dans la connaissance des moindres détails, l’attention portée à élaborer des choses simples en apparence mais qui permettent de vivre une expérience complète. La délicatesse des gestes et le soin mis dans toutes les petites attentions fondent aussi nos métiers.
La devise de Dom Pérignon, « harmonie et temps » me fascine, car elle s’applique aussi bien au champagne qu’à nos métiers d’accueil, où le plus difficile est de rester constant et de garder le cap sur le long terme.
Et par rapport à vos collaboratrices ?
Des métiers comme les nôtres ont besoin d’évoluer, car ce n’est pas un travail industriel, mais humain, et on peut être tout à la fois une mère et une grande professionnelle. Depuis quinze ans, plusieurs de nos collaboratrices ont géré à la fois leur vie familiale et professionnelle et réussit à combiner les impératifs. Beaucoup de femmes sont particulièrement fortes et résistantes, et ce modèle me parle. J’ai choisi d’être autant que possible impassible, et de ne pas montrer de réaction trop marquée en face de mes équipes. Mes silences font partie de ma manière d’être, ce qui montre qu’on peut faire ces métiers de bien des façons, et cela laisse de la place à tout le monde pour s’exprimer, pour se sentir encouragé. J’aime que les mots de la profession soient neutres, qu’on ne dise pas « maîtresse d’hôtel » par exemple : le mot maître me semble indépendant du genre. Si ce terme était au féminin, on aurait tout à conquérir…
Comment résumeriez-vous ce que votre expérience vous a appris ?
« Faire moins pour faire mieux », c’est le message qui me tient à cœur. Car finalement, on fait ce métier aussi bien pour soi-même que pour les autres, ce qui nécessite un ancrage important. Nous avons l’immense privilège de vivre dans un cadre unique, au bord de la mer : cela met les choses à leur juste place, fixe des limites. Ce paysage de l’Adriatique nous domine et finalement l’emporte toujours : notre restaurant, ce n’est pas seulement ce qu’il y a dans l’assiette, mais cela et aussi tout ce qu’il y a autour, l’humidité, la chaleur, le froid, le vent, en somme toute la variabilité et l’incertitude de ce milieu naturel. Pour nous qui y vivons, notre responsabilité et de réussir à retranscrire cela pour tous nos hôtes.