Magali Picherie
« Le plus important est de garder une ouverture d’esprit, et d’entretenir sa curiosité. On se doit d’être ouvert sur le monde et vivre avec son temps. Il est aussi primordial de savoir se remettre en question. »
Cheffe Sommelière du restaurant triplement étoilé Mirazur à Menton, Magali Picherie a développé un accord qui permet aux convives d’aborder l’expérience œnologique à travers les époques, retraçant l’histoire même de la vigne et du vin. Cette approche des vins, mais aussi des accords non alcooliques, a ouvert la porte à de nouveaux dialogues avec des convives de tous horizons.
Comment êtes-vous arrivée au Mirazur et pourquoi avez-vous souhaité travailler ici, avec le chef Mauro Colagreco ? Vous parlez d’un “nouvel éveil” en rencontrant le chef. Pourquoi ?
J’ai rejoint les équipes du Mirazur une première fois en 2013 en tant que Sommelière. Le Chef Mauro Colagreco venait alors d’obtenir sa seconde étoile, et je voulais découvrir la culture et l’hospitalité sud-américaine. Le Chef m’a reçue et nous avons travaillé plusieurs mois ensemble. Après cette première expérience, je suis partie travailler en Espagne pour apprendre la langue. Sept ans se sont écoulés et nous n’avons jamais perdu contact. Pendant le confinement, nous avons repris nos échanges et avons tout de suite renoué. En novembre 2020, j’ai réintégré le Mirazur en tant que Cheffe Sommelière.
Le Chef Mauro Colagreco est ouvert d’esprit et attend de nous que nous lui exposions nos propres idées. Je suis quelqu’un de très créatif et il me laisse exploiter mon terrain d’expression. C’est aussi pour cela que je m’y sens si bien. Par ailleurs, j’évolue au soin d’une maison très cosmopolite où l’italien, le français, l’anglais et l’espagnol se mélangent. J’ai toujours adoré voyager et la dimension internationale est primordiale à mes yeux.
Parcours de Magali Picherie
- 2010 à 2012 Assistant chef sommelier restaurant l’Oasis ** à Mandelieu
- 2013 – 2013 : Cheffe Sommelière, Mirazur**
- 2014 : Sommelière Quique Dacosta*** Denia en Espagne
- Fin 2014 – Avril 2015 intègre La Maison des Trois Thés à Paris
- 2017-2018 : Ecole de céramiste à Aubagne
- Printemps 2019 : intègre un restaurant étoilé dans les bouches du Rhône.
- Depuis Novembre 2020 : Cheffe sommelière, Mirazur
- 2022 : Elue Meilleure Sommelière de l’année Gault&Millau
Lorsque l’on travaille dans un établissement élu meilleur restaurant du monde (en 2019) et que l’on vient d’être sacrée meilleure sommelière de l’année (Gault&Millau 2022), comment fait-on pour offrir une expérience de sommellerie différenciante ?
Cette distinction a tout d’abord été un bon coup de pression ! Je n’ai pas réalisé tout de suite… Nous avons fait un travail de recherche conséquent sur les nouveaux accords mets et vins, mais aussi sur l’histoire de la vigne. Je pense que c’est ce qui a fait la différence. Notre façon d’aborder le vin est complètement en accord avec la philosophie du Chef, en venant s’articuler autour des quatre menus : Racines, Feuilles, Fleurs et Fruits.
Il faut savoir que le Chef est très créatif. Chaque jour, cela nous pousse à être tout aussi inventif, et à lui soumettre de nouvelles propositions. C’est une émulation très positive. La carte n’est pas figée et c’est ce qui me plaît beaucoup. Il y a bien sûr des bases mais les accords mets et vins évoluent et changent régulièrement. Côté vin, je ne veux rien révolutionner, mais en parler autrement. Pas seulement par le prisme du vigneron et de la vigne, mais également par l’histoire de la vigne elle-même.
Vous avez commencé la sommellerie par un parcours classique et puis, pendant un an, vous décidez d’intégrer l’école de poterie d’Aubagne. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que cela vous apporte dans votre métier ?
Le milieu de la restauration prend beaucoup d’énergie, c’est un métier intense. J’ai traversé une période où j’ai pensé arrêter, je me suis beaucoup remise en question.
C’est à ce moment-là que j’ai intégré La Maison des Trois Thés à Paris (fin 2014, début 2015) pour m’ouvrir à d’autres horizons, et que depuis très longtemps j’étais passionnée de mythologie et d’amphores.
Auprès de la maître de thé Madame Tseng, j’ai appris l’importance du contenant et son influence sur le contenu. Il y avait beaucoup de poteries, et les terres employées étaient adaptées aux différentes variétés de thé. Je me suis dit, pourquoi ne pas l’appliquer au vin ? Pour intégrer l’école, il fallait présenter un projet et c’est celui que j’ai défendu. Ce fût une année incroyable, qui m’a montré une nouvelle approche du vin. Par la suite, je suis revenue à la restauration, et j’ai intégré un restaurant étoilé. Je leur ai partagé mon projet mais ils n’ont pas été réceptifs, on me disait que j’étais trop rêveuse. Pour moi, j’étais convaincue qu’il y avait quelque chose à jouer. Puis ça a été le confinement, et le retour au Mirazur. Le Chef m’a alors confié le projet de développer la sommellerie avec un fort parti pris. C’était l’occasion rêvée. J’ai profité du second confinement pour faire mes recherches, et pendant 6 mois j’ai lu des ouvrages sur la vigne et le vin, j’ai appelé différentes personnes, pour trouver comment mettre en forme et en musique les amphores et le vin. C’est ainsi que l’on a pu aboutir à un parcours qui retrace l’histoire de la vigne, de -10 000 ans av. JC jusqu’à nos jours. Le Chef a adoré l’idée, il s’est montré très ouvert d’esprit et m’a laissé carte blanche. Nous avons pu faire fabriquer une série d’amphores sur-mesure par mon amie de l’école de poterie. Elles sont de forme familière, sans être trop classiques, et réalisées dans un grès assez neutre. Du temps de recherche et beaucoup d’essais sont encore nécessaires pour comprendre comment les vins et les amphores interagissent et s’influencent l’un l’autre.
Il y a également eu un travail de pédagogie et de communication à faire auprès des équipes, pour qu’elles puissent s’approprier le projet. Deux ouvrages se sont montrés très utiles : La Carte du vin s’il vous plaît, qui est une forme de mémo, et la BD L’Histoire de la vigne et du vin.
Au restaurant vous pratiquez donc le service à l’amphore. Que transmettez–vous ainsi au convive, à la fois sur le lieu dans lequel il se situe et sur le vin en lui-même ?
En pratiquant le service à l’amphore, nous envisageons l’accord mets et vins par l’histoire de la vigne. On ne parle plus seulement de la vigne et du vigneron, mais l’on retrace, de manière chronologique et géographique, l’histoire du vin. Je pense que c’est un moment de transmission important, qui donne à connaître autre chose que les cépages qui sont assez difficiles à retenir chez nous, car souvent autochtones. Avec le service à l’amphore, cela offre une nouvelle vision aux convives.
Je crois que le prisme historique rend le vin plus accessible. Nous recevons maintenant des historiens, des archéologues, des numismates… c’est très intéressant de voir à quel point cette approche historique du vin nous a permis de nouer des dialogues différents et variés. C’est aussi ce qui fait le dynamisme d’un service qui dure près de 4 heures. Le menu est composé de 8 accords, à commencer par le plus important, car c’est lui qui vient définir tout le reste. Il s’agit d’un vin géorgien, servi sur un voile de navet, homard et hibiscus. C’est un accord d’une grande fraîcheur dans le menu Racines.
En quoi le lien à la terre et à la nature est-il important pour vous ?
La terre est la base de tout. Au Mirazur, nous revenons à cette origine pure, débarrassée de toute fioriture. Dans un restaurant 3 étoiles, la difficulté est de ne pas trop en faire. Nous sommes à la recherche de cette quintessence des choses. Ici, tout part des 5 potagers en permaculture. Au pied du restaurant, c’est le jardin des agrumes et des aromates : on y trouve les célèbres citronniers IGP de Menton, des orangers, mandariniers, bigaradiers, pamplemoussiers. Au sol on trouve de petites fraises du bois, de la menthe, de la ciboulette, de la sauge, de l’origan, de la sarriette, de la verveine et une multitude de fleurs comestibles telles que la bourrache, la capucine, les bégonias. À quelques mètres du restaurant, l’un des plus important, le jardin Rosmarino est installé sur l’ancienne propriété du roi de Belgique et construit en terrasse dans des ruines anciennes. Dans ce lieu magique, poussent plus de 150 espèces végétales dont 50 variétés de tomates et où sont élevées 10 variétés de poules pour les œufs frais. L’hiver venu, 10 ruches sont placées sur les hautes terrasses pour améliorer la pollinisation.
L’emplacement et les associations des plantes ont été pensés pour qu’elles se nourrissent les unes et les autres.
L’autre jardin, situé à Castillon, en pleine montagne, présente des oliviers et plusieurs arbres fruitiers.
Comment, selon vous, incarner de manière moderne la sommellerie aujourd’hui ?
A mon sens, le plus important est de garder une ouverture d’esprit, et d’entretenir sa curiosité. On se doit d’être ouvert sur le monde et vivre avec son temps. Il est aussi primordial de savoir se remettre en question.
Être sommelier.ère aujourd’hui, est-ce aussi savoir se détacher du vin, et plus largement des accords alcoolisés, pour pouvoir proposer des accords sans alcool ? Pourquoi ?
C’est vrai que cela peut paraître contradictoire, mais cela répond en réalité à une demande croissante de la clientèle. Et les écoles commencent à intégrer cette évolution. Au-delà des personnes qui ne boivent pas d’alcool, une clientèle plus large est désormais concernée : il y a ceux qui doivent conduire, et ceux qui sont soucieux de leur santé.
Nous développons ces accords pour qu’ils soient au même niveau que les vins, afin que les convives qui font le choix d’un accord avec boissons non alcoolisées bénéficient du même niveau d’expérience. Les boissons sont travaillées de telle sorte à ce qu’elles se rapprochent au mieux des cépages, dans toute leur complexité. Nous avons ainsi des fermentations, des infusions, des extractions, sur lesquelles travaille mon assistante en sommellerie Noémie. Elle a notamment réussi à reproduire le Chardonnay ou encore le vin orange ! Ce travail est fait en lien avec la cuisine et le potager : nous recyclons dans le verre ce qui ne peut pas être exploité dans l’assiette.
Quelles sont vos inspirations au quotidien ?
J’écoute beaucoup de musiques différentes, d’Elvis Presley à Bob Marley en passant par Massive Attack. Quand j’étais à Paris, j’allais souvent dans les musées car les expositions m’inspiraient beaucoup. Je lis aussi sur les plantes, comment elles communiquent entre elles ; et je marche. Quant à la poterie, c’est un moment privilégié car il me permet de ne plus penser à rien.
Quelles sont les femmes qui, durant votre parcours, vous ont inspirées ? Qui continuent de vous inspirer aujourd’hui ?
Je n’ai malheureusement jamais eu la chance de travailler aux côtés d’une femme en sommellerie, et je le regrette. Alors je dirais que la femme qui m’inspire, c’est ma mère. Par sa ténacité et sa tolérance. Quand j’ai fait le choix de m’orienter en poterie, beaucoup n’ont pas compris. Mais ma mère ne m’a jamais jugée et m’a toujours encouragée dans la voie que j’empruntais.
Aux femmes qui souhaiteraient s’orienter vers la sommellerie, quels seraient vos trois conseils ?
On observe à présent que le ratio hommes/femmes est en train de s’inverser dans les écoles de sommellerie. Au Mirazur, l’équipe de sommellerie compte 7 personnes, dont 3 filles. Ce que j’ai à dire à toutes celles qui se destinent à ce métier, c’est d’aller au bout de leurs intuitions, de ne pas baisser les bras. De garder le sourire, un métier de service, avec l’objectif de faire plaisir aux convives mais il est important de se faire plaisir également chaque jour. De voyager dès que cela est possible car cela ouvre l’esprit, permet d’apprendre d’autres langues et donne accès aux vignobles du monde entier. Dans mon équipe, certaines personnes parlent 5 langues. C’est un réel atout, un plus culturel pour mieux comprendre le client et s’adapter à sa nationalité. Ainsi, les Russes voudront un service rapide, les Pays de l’Est auront tendance à boire leur eau à température ambiante, les Pays Nordiques attendront leur verre de vin dès l’apéritif – au contraire des Italiens et des Français… Autant d’éléments qu’il faut prendre en compte lors du service !
Quels sont vos projets à court et moyen termes ?
À court terme, j’accompagne pour évoluer les personnes de mon équipe afin qu’ils soient de plus en plus créatifs, et autonomes. Cela également pour me consacrer d’avantage à la partie recherches, formations et management pour développer la sommellerie au Mirazur (il faut entre 6 et 8 mois pour développer un accord), mais également pour accompagner le chef sur des projets de développement.
Je souhaite booster mes équipes pour qu’elles aient tout autant de plaisir à être dans ce métier chaque jour.
J’attends également un heureux événement qui me fait évoluer jour après jour pour adapter nos métiers pour nous offrir la possibilité de construire une vie de famille. Ce sont des événements, qui nous permettent de grandir et de voir différent le management des équipes également.
Je vais bientôt évoluer vers un poste avec une composante management plus importante, ce qui me permettra de consacrer plus de temps à la recherche. Il faut entre 6 et 8 mois pour développer un accord. Nous sommes en train d’en développer un par élément (Racine, Fleur, Feuille et Fruit), chacun relié à la Terre, à la Feu, à la Mer et à l’Air. Nous avons par exemple fait un quatre-mains où nous avons développé un accord Feuille sur le sujet de l’influence maritime avec des vins d’îles, ou encore du jurassique, c’est-à-dire issus d’un terroir de fossiles.
A terme, nous souhaiterions adapter les terres d’amphores aux cépages, ainsi que les formes d’amphores. Par ailleurs, nous allons également créer une nouvelle carte des vins écrite par époque.