Birgit Reitbauer

« L’héritage d’un établissement doté d’une riche histoire requiert de préserver un certain équilibre entre tradition et modernité. »

Le Steirereck im Stadtpark de Birgit et Heinz Reitbauer est l’un des restaurants les plus primés d’Autriche. Une histoire riche, un sens de l’innovation et une détermination à mettre en valeur les trésors de la gastronomie autrichienne leur ont valu une notoriété mondiale ainsi qu’une place dans le classement des « 50 Best » et la reconnaissance du guide Michelin. La raison du succès de cette adresse au cœur de Vienne ? Un investissement total, comme nous l’explique Birgit Reitbauer.

 

Pourriez-vous revenir sur votre parcours personnel dans le secteur de la haute gastronomie ?

Tout a commencé à mon treizième anniversaire, lorsque nous sommes partis en vacances dans un gîte, dans une grande ferme à la campagne. Les propriétaires et leur famille travaillaient dans l’hôtellerie.

« Ils semblaient tous heureux et motivés par leur travail, c’était très inspirant. C’est ce qui m’a donné envie de travailler dans ce domaine. »

 J’ai ensuite trouvé une école – la Modul University à Vienne – où je me suis spécialisée dans le tourisme. Après mes études, j’ai passé deux ans à l’étranger : d’abord à New York, puis à Houston, pour une agence spécialisée dans le tourisme et les voyages sportifs en Europe centrale.

En 1999, je suis revenue en Autriche où j’ai rejoint l’équipe de Steirereck am Pogusch (restaurant de campagne du Steirereck) en tant qu’assistante. Près d’un an plus tard, j’ai rencontré mon futur mari.

Et cinq ans après, nous avons déménagé à Vienne pour reprendre les rênes du restaurant gastronomique.

Parcours de Birgit Reitbauer

  • 1994 : Intègre la Modul University à Vienne.

  • 1997 : Diplômée dans la restauration à la Modul University ; 2 ans aux États-Unis.

  • 1999 : Rejoint l’équipe de Steirereck am Pogusch.

  • 2000 : Rencontre son futur mari Heinz Reitbauer.

  • 2005 : Reprend le Steirereck à Vienne avec son mari.

  • 2013-2014 : Refonte de l’architecture du Steirereck.

  • 2019 : Prix du meilleur restaurateur Les Grandes Tables du Monde.

Steirereck est l’un des restaurants les plus réputés et respectés du monde. Comment avez-vous atteint une telle renommée ?

Quand on reprend un établissement qui existe depuis 35 ans, il y a forcément des éléments qu’on aimerait changer. Mais comme il s’agit d’une structure établie, ce n’est pas chose facile. Il nous a fallu plusieurs années pour mettre en place notre propre équipe et procéder aux ajustements souhaités. Pour être honnête, je me souviens à peine de cette époque car il s’est passé beaucoup de choses : un nouveau lieu (le restaurant a déménagé au cœur du Stadtpark), de nouveaux menus, etc. C’était un moment délicat et un peu stressant car nous ne savions pas si notre vision pour le restaurant était la bonne, mais tout s’est bien passé. Nous nous le sommes peu à peu approprié, lui apposant notre identité, nos valeurs. C’est essentiel, surtout quand on y investit autant.

L’autre grand tournant a eu lieu en 2013-2014, lorsqu’on a mis en place une nouvelle architecture. Nous voulions créer une ambiance moderne, mais ne savions pas si les clients apprécieraient.

Avez-vous toujours eu l’ambition, vous et votre mari, d’atteindre de tels sommets ?

Quand nous sommes arrivés au Steirereck, c’était un moment très particulier. Il fallait prendre la relève, on n’avait pas le temps de tergiverser. Donc on s’est mis au travail, on s’est adaptés, tout en s’appropriant l’endroit. Je dis toujours que la gastronomie est autant une affaire de planification que de chance. Bien sûr, on pourrait tout faire pour tenter de décrocher une étoile supplémentaire, mais il nous arrive déjà tellement de choses : on n’aurait jamais imaginé faire un jour partie des « 50 Best ».

« La seule chose que nous avions prévue, c’était – et c’est toujours – de veiller à travailler dans la joie et la bonne humeur ! »

Quand on reçoit de bons retours de la part des clients, du personnel, et qu’on apprend de nouvelles choses, c’est vraiment le meilleur métier du monde ! C’est un secteur formidable quand on se donne à fond et qu’on y met tout son cœur. Heinz et moi avons la chance d’être entourés d’une équipe exceptionnelle qui comprend cela, et fait tout son possible pour satisfaire la clientèle tout en y prenant du plaisir elle-même.

Selon vous, qu’est-ce qui définit la gastronomie aujourd’hui ? Et quels sont les enjeux de demain pour le secteur ?

Je pense qu’il y a de grandes différences entre les établissements historiques, comme le nôtre, et les nouveaux restaurants. Quand on part de zéro, on a la liberté de faire ce qu’on veut, mais l’héritage d’un établissement doté d’une riche histoire requiert de préserver un certain équilibre entre tradition et modernité. Aujourd’hui, la gastronomie repose en grande partie sur cet équilibre, et sur la capacité à innover. 

«Il est essentiel que tout le monde se sente à l’aise et que l’ambiance soit bonne. On parle bien d’hospitalité, et la générosité de l’hôte en est une composante clé. »

Lorsqu’on gère un restaurant gastronomique, il est également important de redécouvrir des ingrédients qui ont pu être oubliés ou qu’on n’utilise tout simplement pas. L’Autriche est dotée d’une agriculture riche qu’il faut préserver en collaborant avec les producteurs locaux. Nous devons proposer ce que notre pays a de meilleur à offrir, et ce, dans des restaurants originaux qui combinent une cuisine unique et des personnalités sans égal.

Mais, selon moi, le principal enjeu est de trouver des personnes prêtes à s’investir dans notre secteur. Les restaurants auront toujours une raison d’être, mais trouverons-nous encore des gens pour y travailler ? Je pense que notre secteur doit changer d’attitude à l’égard de l’emploi. Nous devons adapter nos établissements aux besoins du personnel car les nouvelles générations n’ont plus envie de travailler quarante heures par semaine. Elles réclament davantage de temps libre ; elles veulent concilier vie personnelle et vie professionnelle. C’est notre responsabilité d’y parvenir. Nous devons aller de l’avant et nous adapter au marché, car ce dernier ne s’adaptera plus à nous !

Quels conseils donneriez-vous aux personnes qui souhaitent intégrer votre secteur ?

J’ai vu beaucoup de jeunes très motivés qui ont débuté tout en bas de l’échelle et gravi les échelons. Il est très important de se donner à fond, tous les jours. Sans exception. On ne peut pas se contenter de faire son travail à moitié, même le temps d’une journée. Pour faire carrière dans le secteur de la restauration, il faut être pleinement passionné. Il y a une différence entre bien faire son travail et vivre l’expérience à fond.
L’autre chose, et je le dis à tous mes jeunes, c’est de penser à la façon dont ils aimeraient être reçus s’ils revenaient dans ce restaurant. S’ils veulent recevoir un accueil vraiment chaleureux, ils doivent penser à la façon dont ils vont quitter l’établissement. Bien sûr, nous sommes très fiers des jeunes qui nous quittent. Mais pour cela, il faut qu’ils fournissent du bon travail et qu’ils partent de la bonne manière. C’est quelque chose qu’on a tendance à oublier parce qu’on vit dans un monde où tout va très vite. On peut commettre des erreurs, mais si on les admet et qu’on travaille dur pour s’améliorer, alors des liens très forts se créent au sein de l’équipe, comme une famille. Et la force d’une famille, c’est qu’elle ne connaît pas de frontières. 

Avez-vous eu le sentiment, à un moment donné dans votre carrière, de devoir vous faire une place pour être respectée, en tant que femme, dans ce secteur ?

Non, je n’ai jamais été dans cette situation. Mais je pense que je le dois à ma forte personnalité. Je n’ai donné à personne l’occasion de mal me traiter. Aujourd’hui, en tant que responsable du restaurant, c’est mon travail d’expliquer aux membres de l’équipe comment se comporter les uns envers les autres. Et nous ne tolérons aucun manque de respect. Je ne laisse pas ce type d’agissements arriver, ni à moi ni à un autre.
Il faut garder à l’esprit que si on veut quelque chose, il faut non seulement le souhaiter, mais aussi tout faire pour l’obtenir. Je pense que parfois, les femmes se remettent trop en question : « peut-être que je ne suis pas assez bien ». Il faut arrêter ça. Plus jamais. Ne doutez pas de vous, foncez et vous verrez, car soyons honnêtes, il y a beaucoup d’hommes qui n’ont pas le niveau, et pourtant ça ne les arrête pas ! Alors, ne laissez pas vos doutes prendre le dessus, faites-vous confiance, évoluez au contact des autres, et laissez les autres évoluer à votre contact. Femmes, hommes, je m’en fiche. Je veux juste des collaborateurs qui aient véritablement envie d’être là.

Au sujet du harcèlement au travail, vous avez déclaré que « le poisson pourrit toujours par la tête ». Que voulez-vous dire ?

Tout commence par la tête, ce qui signifie qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’une équipe réussisse si on ne s’implique pas soi-même à cent pour cent.

« C’est notre responsabilité de montrer la manière dont nous voulons que les clients soient traités, que le personnel soit traité, et que le restaurant soit géré. »

Sauf quand on est en vacances avec les enfants, on est ici tous les jours, à travailler. C’est comme en football, si vous achetez des billets pour voir le Real Madrid, vous vous attendez à voir les meilleurs joueurs sur le terrain. Au restaurant, c’est la même chose. Vous voulez voir les gens qui dirigent l’équipe, mais vous voulez aussi voir tout le monde à son meilleur niveau. Faire partie de l’équipe est pour nous la seule façon de la diriger.

Avec votre mari, vous avez élevé trois enfants tout en gérant l’un des plus importants restaurants du monde. Comment avez-vous réussi cela ?

Je pense qu’il est important de ne pas trop s’inquiéter : « est-ce que j’en fais assez, est-ce que je leur accorde assez de temps, etc. » On essaye de faire de son mieux parce qu’il n’y a jamais aucune garantie dans la vie. On a tout fait pour élever nos enfants du mieux possible, pour qu’ils soient des individus flexibles et mobiles. Bien sûr, ça nous a beaucoup aidés d’avoir l’appartement au-dessus du restaurant. C’est agréable de les avoir à proximité, mais c’est aussi génial qu’ils soient devenus suffisamment indépendants pour partir ! Quand mes enfants sont allés à la crèche, ils ont tellement aimé qu’ils voulaient y rester… Alors il ne faut pas s’inquiéter, ce qu’on pense parfois être le mieux pour eux (les avoir à proximité tout le temps) n’est pas toujours la meilleure option. 

«Je trouve positif qu’il y ait de plus en plus de crèches et de solutions de garde, j’espère que cela va se développer davantage et que les établissements proposeront plus d’heures de service et de flexibilité le week-end. C’est une aide précieuse pour les parents qui travaillent, pour les femmes et les hommes qui cherchent le bon équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. »