Raffaella Pia Ragnatelli

« Tu sais Rafa quelle est la meilleure école ? C’est la vie »

27 ans et déjà à la tête du laboratoire de pâtisserie d’un des restaurants les plus prestigieux de Sicile, le Duomo du chef Ciccio Sultano. Bien que supervisée par le chef pâtissier Fabrizio Fiorani, la carte des desserts du restaurant gastronomique est réalisée au quotidien par Raffaela Ragnatelli et son équipe. Une jeune femme à la détermination exemplaire, qui sans avoir fait aucune école, sans diplôme, a gravi les échelons en sachant exactement pourquoi et dans quel but.

Pourquoi avoir choisi la cuisine ?

J’ai grandi dans une pâtisserie à Casteldaccia dans un petit village près de Palerme. Mon père était pâtissier, mon frère ainé l’est aussi. Mes parents ont ouvert leur pâtisserie en 1994, je suis née en 1995, donc j’ai vraiment grandi dans ce lieu. Je me souviens qu’à l’âge de 7 ans, je courais au milieu des cassatas et des cannoli. J’en ai d’excellents souvenirs. Plus tard j’ai décidé de m’orienter vers un lycée scientifique, mais mon tout premier job était dans une pâtisserie, alors j’ai laissé tomber mes études. Voilà comment, à 19 ans j’ai commencé à travailler. Puis j’ai déménagé à Prague pour entrer à l’hôtel Four Seasons.  

Comment s’est faite la transition entre une pâtisserie traditionnelle sicilienne et un hôtel de luxe à Prague ?

C’était vraiment très différent ! Il y avait plusieurs équipes, le room service, les restaurants, le bar… Au début, c’était un peu compliqué pour moi d’organiser mon temps et mon travail, mais au final j’ai vraiment adoré parce qu’au sein d’un hôtel, il se passe tellement de choses en même temps que vous en apprenez vraiment beaucoup.

Le parcours de Raffaella Ragnatelli en 5 dates-clés

  • 2015 : Diplômée d’un lycée scientifique
  • 2016 : Départ pour Malte afin d’améliorer son anglais
  • 2016/17 : Commis en pâtisserie à Malte et en Sicile
  • 2018 à 2022 : Demi-cheffe de partie en pâtisserie au Four Seasons de Prague
  • 2023 : Cheffe de partie pâtisserie, Ristaurante Duomo de Ciccio Sultano

Le fait de n’avoir aucune formation académique, aucun diplôme a-t-il été un obstacle ?

Non, ça n’a jamais posé de problème. Même si au début je me sentais un peu illégitime face à ceux qui venaient des écoles. Mais en fin de compte, j’en ai parlé avec mes chefs en leur disant que j’avais des lacunes, et tous m’ont répondu : tu sais Rafa quelle est la meilleure école ? C’est la vie. C’est l’expérience, le travail pratique. Tout le monde a toujours été bienveillant. Mon premier chef était un pâtissier hongrois, avec lequel nous avons dû préparer des spécialités traditionnelles hongroises avec des produits différents de ceux qu’on trouve en Italie. Ensuite j’ai travaillé avec une cheffe plus jeune, Zsuzsanna Borsos, hongroise elle aussi et j’ai énormément appris auprès d’elle. Elle m’a montré comment dresser une assiette avec du détail. On sentait vraiment la touche féminine dans ses desserts.

Comment s’est faite la rencontre avec Ciccio Sultano ?

Quand j’ai pris la décision de revenir en Sicile, j’ai discuté avec mon chef exécutif à Prague et lui ai dit que j’aimerais bien travailler au Duomo. Il m’a répondu : mais je peux t’aider, j’ai déjà travaillé avec Ciccio Sultano ! Je me suis dit que c’était le destin. J’ai passé un entretien, j’ai fait des essais avant la réouverture annuelle du restaurant et j’ai été engagée. C’était un de mes plus grands rêves d’y travailler, car Il est pour moi le fondateur de la grande cuisine sicilienne. Il a un savoir immense sur la région, sa culture, son histoire. L’idée que j’en avais avant d’y travailler et ce que je vois chaque jour depuis que j’y suis concordent complètement. 

Comment se passe une journée type de travail ?

Nous commençons à 9h et préparons le service du déjeuner, puis nous avons notre staff lunch à 11h30, tous ensemble, où nous avons la chance de manger presque tous les jours une pasta fantastique ! Puis c’est le service de 12h30 à 15h et nous sommes en pause jusqu’à 18h avant de commençer le service du soir à 19h.

Combien êtes-vous en pâtisserie ?

Trois personnes : un commis, un stagiaire et moi. Et bien sûr Fabrizio Fiorani qui vient à peu près deux fois par mois pour quelques jours. 

Comment travaillez-vous ensemble ? 

C’est une vraie collaboration. Si j’ai une idée, je lui expose et il me dit :  pourquoi pas ? essayons !

Il y a un mois, nous avons testé un nouveau dessert à base de cédrat. Je lui ai dit que j’adorais cette variété de gros cédrats qu’en Sicile on appelle Pirittuni. On y a mis de la pistache et de la farine de Perciasacchi, une variété de blé ancien typiquement sicilien que Ciccio Sultano utilise pour ses pâtes. Nous avons réuni ces trois ingrédients avons appelé ce plat le P³.

Comment la partie sucrée s’intègre-t-elle à l’expérience du repas chez Ciccio Sultano ?

Je pense que tous les plats sont liés par les ingrédients et l’histoire qu’il souhaite raconter : celle de la Sicile et de toutes les influences qu’on y trouve, des Arabes ou des Normands. Si par exemple, il utilise un certain vin ou une certaine farine pour le deuxième plat du menu, nous l’utiliserons aussi pour un dessert. Tout est lié.

Le fait d’avoir grandi dans une pâtisserie sicilienne vous donne-t-il une longueur d’avance sur les produits de la région ?

Oui, je suis étroitement liée à ces produits. Par exemple les amandes, nous utilisons les meilleures, celles d’Avola, qui sont les plus parfumées. Nous en faisons diverses préparations : une pâte, un massepain, une farine ou un sorbet. Il y a aussi les citrons, la ricotta… Il y a un dessert un qui selon moi incarne totalement la vision du chef Sultano qui s’appelle :  l’huile, le blé, le sel. Il représente le logo de Ciccio Sultano et on y trouve une ganache Namelaka au chocolat blanc très crémeuse, un crumble au fenouil sauvage, de l’huile d’olive, un caramel et une crème glacée salés.

Vous vous appuyez donc sur des bases traditionnelles que vous modernisez ?

Exactement. Fabrizio Forani est selon moi le chef pâtissier du futur. Et ce que je tente de faire c’est de réunir sa vision avec la volonté de Ciccio Sultano de préserver les traditions en les présentant de manière innovante.

Quelles vos saveurs préférées ?

J’ai un penchant pour l’acidité. Mais je pense qu’un dessert doit toujours être composé de plusieurs éléments : le croquant, le moelleux, le sucré et l’acide…Je me souviens qu’à l’âge de 6, 7 ans, quand j’étais dans les champs avec mes grands-parents, ils pelaient des citrons, mettaient un peu de sel dessus et c’était leurs snacks !

Pensez-vous qu’il est plus facile pour une femme de travailler en pâtisserie ?

Oui, probablement. Déjà parce que les cuisines sont majoritairement constituées d’hommes
La partie pâtisserie est un peu la section « rose » de la cuisine. C’est peut-être un cliché mais je pense aussi que les femmes sont plus délicates.

Est-il facile en occupant un tel poste, d’avoir une vie privée ?

Non, pas vraiment. Je n’ai que deux jours de congé par semaine et je les passe à reprendre des forces pour attaquer la semaine suivante. Alors disons, que je n’ai pas beaucoup de vie sociale. Je sors parfois avec les gars du restaurant, qui deviennent un peu comme une famille.

Pensez-vous à la notoriété que peut vous apporter ce poste ?

Je suis reconnaissante mais je ne suis pas quelqu’un qui cherche la visibilité. Je suis timide et je n’aime pas être au centre de l’attention. En revanche, toutes les années passées en cuisine, m’ont appris à m’exprimer et à gagner en confiance. J’ai 27 ans et j’ai avec moi de jeunes femmes qui ont 19, 20 ans. Je suis à mon tour devenue en quelque sorte leur mentor. Je leur transmets tout ce que je peux.

Lisez-vous beaucoup de livres de cuisine ? Scrutez-vous les réseaux sociaux ?

J’achète et je lis beaucoup de livres sur la pâtisserie de chefs du monde entier. C’est comme ça que j’ai constitué mon propre savoir, moi qui n’ai jamais étudié dans aucune école de cuisine. Alors oui, je regarde les réseaux, les médias et je me tiens constamment informée.

Où vous voyez-vous dans quelques années ?

J’aimerais bien sûr, devenir la cheffe pâtissière d’un grand restaurant, c’est mon objectif et je souhaite l’atteindre d’ici deux ou trois ans. Et peut-être que dans 10 ans, je serai à la tête de ma propre pâtisserie, pourquoi pas à Prague ? J’aime tout de cette ville, elle est magique. Vous vous y promenez et vous vous dites wow c’est magnifique ! Mais avant cela, j’aimerais voir encore de nouvelles choses, en apprendre encore plus sur mon métier et voyager. Peut-être poursuivre mon expérience en Asie… Par contre, je sais qu’un jour je reviendrai dans mon village natal.

Est-ce que votre famille est venue au Duomo ?

Oui, ma mère est venue et elle a été vraiment surprise par toute l’expérience, le service, les plats…
Je crois qu’elle était très fière.