Stefania Moroni
« Travailler avec sa famille peut-être très difficile mais c’est aussi un excellent entrainement de team building ! »
Bien plus qu’un restaurant, Aimo e Nadia est une histoire qui échappe aux modes et aux modèles préétablis.
C’est d’abord celle d’un cercle familial puis d’une famille élargie qui perpétue une certaine idée de la cuisine italienne. En 1962 Nadia et Aimo Moroni ouvrent leur restaurant dans une rue excentrée de Milan, dans un quartier hors du circuit touristique. C’est une simple trattoria qui met à l’honneur les produits et spécialités de leur région : la Toscane, ils sont tous les deux en cuisine. Au fil des ans, la trattoria gagne en notoriété, en cuisine comme en salle le restaurant se raffine. Stefania Moroni, alors enfant, est témoin de ce changement, de la passion qui anime ses parents, du travail engagé pour faire évoluer et reconnaitre un lieu comme le leur. Dans les années 90 après ses années d’études, elle rejoint l’entreprise familiale et prend le temps d’y trouver sa place. Pour parler de Aimo e Nadia, Stefania choisit ses mots avec attention, tout comme les lieux qu’elle imagine avec ses complices les chefs, Alessandro Negrini et Fabio Pisani. Ensemble ils donnent vie à une gastronomie ouverte sur l’art et la culture.
Travailler avec vos parents était-ce une évidence ?
Disons que ça été la chance de ma vie ! J’ai bien essayé de trouver mon propre chemin. J’ai commencé à étudier la diététique, la nutrition, des disciplines en lien avec la nourriture car c’était certainement dans mon ADN. J’étais avide d’en savoir toujours plus et j’ai certainement étudié plus que nécessaire. Puis je me suis dit qu’il fallait bien que je tente cette expérience familiale, ne serait-ce que pour pourvoir dire que ça ne me convenait pas. J’ai donc décidé de saisir cette opportunité et de m’y mettre sérieusement. J’ai accompagné mon père au marché tous les matins, j’ai sillonné avec lui toute l’Italie pour rencontrer les producteurs. Au début je restais dans la salle, sans même prendre des commandes mais pour simplement accueillir et saluer les clients à leur arrivée. A cette époque, le restaurant avait déjà une étoile, mais j’y suis arrivée en ne sachant finalement pas grand-chose. J’ai tout appris en étant attentive aux moindres détails, en observant ce qui n’est pas visible par tous. Près de mes parents, j’ai appris à réfléchir et à prendre des décisions en équipe. Travailler avec sa famille peut-être très difficile mais c’est aussi un excellent entrainement de team building ! On ne peut pas dire je m’en vais et claquer la porte, il faut trouver des solutions et innover. Une formation très utile dans ce qui serait plus tard mes relations avec mes associés, Alessandro et Fabio.
Parcours de Stefania Moroni :
- 1970 : Stefania qui vivait avec sa grand-mère en Toscane, rejoint ses parents à Milan
- 1987 : Elle commence à travailler chez Aimo et Nadia
- 1994 : En collaboration avec l’artiste Paolo Ferrari, elle fait entrer l’art dans le restaurant
- 2005 : Arrivée de Alessandro Negrini et Fabio Pisani
- 2012 : Aimo et Nadia se retirent et confient la poursuite des activités à Stefania, Alessandro et Fabio
- 2018 :Rénovation du restaurant Il Luogo di Aimo e Nadia, ouverture du VOCE Aimo e Nadia et du BistRo Aimo e Nadia
A la fin des années 90, le nom du restaurant change et devient Il Luogo (le lieu) di Aimo e Nadia. Un simple mot, une légère distance qui prépare le futur. Ce lieu, Stefania va s’employer à le faire vivre et surtout à le projeter dans le futur. En 2005, deux chefs, Alessandro Negrini et Fabio Pisani (anciens collaborateurs du restaurant) la rejoignent afin de prendre en douceur le relais et construire l’avenir. Un trio d’associés soudé où Stefania occupe certes une grande place en tant que “fille de”, en tant que femme, mais dans lequel rien ne se fait sans concerter les autres.
A quel moment vous êtes-vous sentie responsable du restaurant ?
Il n’a pas eu de moment. Ce fut un process. J’ai passé une dizaine d’années à me plonger dans l’univers du restaurant, à tenter de comprendre en profondeur ce que nous essayions de faire. J’ai réfléchi à comment le faire évoluer, à l’ouvrir au monde et à d’autres perspectives. Mais par petites touches, en faisant les choses bien. Nous sommes allés aux États-Unis, au Japon, nous y avons fait quelques opérations et avons commencé à être connus en tant que Aimo e Nadia. Plus comme une marque d’ailleurs que comme une famille.
Puis à la fin des années 90, j’ai voulu faire certaines choses à ma façon, non pas en cuisine qui était le lieu de mes parents mais en salle et en lien avec la culture. J’ai décidé de faire du restaurant une installation d’art.
A l’époque c’était avant-gardiste, on allait au restaurant pour la cuisine, pas pour y vivre une expérience ! Là les clients faisaient partie de l’installation, ils la traversaient, s’y attablaient et c’était étrange pour beaucoup de monde.
Mais c’était mon idée, ma responsabilité, une première façon de m’affirmer, de dire au reste du monde : regardez, je suis là ! Quand Fabio et Alessandro m’ont rejoint pour diriger le restaurant, mes parents étaient encore en cuisine, ce que nous souhaitions c’était imaginer notre futur ensemble. Ce restaurant et sa cuisine ont toujours été le fruit de la pensée de plusieurs personnes, jamais d’un seul esprit, d’une seule vision.
Que fallait-il changer et que fallait-il conserver ?
De bons produits, de magnifiques ingrédients mais aussi les relations avec les producteurs, voici ce qui était à conserver. C’est quelque chose de très important pour nous. Notre cuisine se construit sur le savoir-faire de tous qui doit être préservé dans le résultat final : le plat. Nous ne voulons pas tout miser sur la dernière phase, celle de la création du chef.
Nous avons conservé cette idée d’une cuisine de mémoire mais faite avec un geste contemporain. Nous souhaitons faire comprendre aux gens que la modernité n’en est pas déconnectée. Je ne parle pas de tradition, qui est un mot qui ne me plait pas, mais plutôt d’histoire. L’histoire de notre gastronomie. Il ne s’agit pas de travailler ce patrimoine culinaire dans une conservation littérale, mais d’explorer les limites entre les fondements de notre cuisine italienne, avec ses saveurs fondamentales et quelque chose de nouveau, qui nous fait redécouvrir ces saveurs, ces gouts dont on n’imaginait pas qu’ils étaient si intéressants.
Rien dans le parcours de Aimo e Nadia ne s’est fait dans l’urgence, dans la recherche effrénée d’une reconnaissance internationale, alors même que l’époque se plait à dévorer des chefs stars. La maison avance, imperturbable, ouvrant certes quelques nouveaux lieux mais jamais dans la précipitation. Non pas avec un seul chef mais avec deux, non pas avec un seul visage mais avec trois, qui à parts égales représentent ce fleuron de la cuisine italienne. 2018 est une année marquante, un bond dans son développement. Le restaurant est rénové, un espace annexe avec cuisine ouverte est créé : un Theatrum dei Sapori, (Théâtre des saveurs) imaginé pour ceux qui souhaitent vivre une expérience immersive. Puis c’est enfin l’ouverture la même année d’un second lieu le BistRo Aimo e Nadia, créé en collaboration avec la galeriste Rossana Orlandi et la marque de mode Etro. Un projet qui incarne un certain art de vivre typiquement milanais, mêlant cuisine, mode et arts. Enfin, la banque Intesa Sanpaolo confie son service de restauration de la Galleria d’Italia de Milan à Aimo e Nadia. Dans ce lieu historique à deux pas de la Scala, Voce Aimo e Nadia fait entendre toutes les voix de la maison. On y trouve une librairie, un restaurant gastronomique, une cafeteria, un glacier.
Comment souhaitez-vous déployer Aimo e Nadia ?
Nous ne pouvons pas seulement nous appuyer sur le passé et le présent, nous devons penser à long terme. Alors oui, peut-être cela nous prend-il plus de temps mais nous ne faisons rien que nous ne puissions suivre de près en y mettant toute notre foi.
Nous avons ouvert des restaurants dans des contextes où non seulement notre nom est important mais aussi le contexte culturel et artistique. Ce sont des choix délibérés et nous avons refusé des projets qui n’avaient pas cette dimension. C’est bien de faire des affaires, mais sans y associer cette idée de culture cela n’est pas suffisant pour nous. En tout cas pas pour le moment. Nous faisons les choses pas à pas, sur dix ou quinze ans, pas sur un an ou deux. En 2022 nous fêterons nos 60 ans. Cela nous autorise à voir les choses avec une autre perspective, à une autre échelle ! Quand on a des racines solides, quand on sait d’où on vient, on peut aller partout.