Elena Arzak

« Personne ne m’a obligée à faire ce métier : j’ai eu la liberté de le choisir, alors je l’ai embrassé avec grand plaisir. »

Depuis plus de 100 ans, quatre générations d’Arzak se sont succédées à la tête de leur auberge des hauteurs de San Sebastian, crée en 1897. En décrochant en 1989 trois étoiles Michelin d’Espagne, le père d’Elena Arzak, Juan Mari, a fait rayonner la cuisine basque dans le monde entier. Peu à peu, il a passé le flambeau à sa fille Elena, désormais responsable du restaurant familial. Formée dans les années 90 par les plus grands cuisiniers européens avant de retourner à ses origines, Elena Arzak réussit avec brio à diriger ce restaurant autant chargé d’histoire(s) tout en conservant sa créativité, son esprit d’innovation, son énergie et son humour qui affleurent pendant l’entretien, réalisé dans un français impeccable.

Née dans une famille de restaurateurs, a-t-il toujours été évident pour vous que vous deviendriez à votre tour cheffe d’Arzak ?

Le restaurant a été créé en 1897 par les grands-parents de mon père. Ensuite, c’est Paquita, ma grand-mère, qui l’a tenu puis transmis à Juan Mari, mon père. Dans les années 60, il a été formé chez Paul Bocus, Troisgros et Alain Senderens en France, ainsi que chez Frédy Girardet en Suisse. Il a longtemps cuisiné avec sa mère (un peu comme moi je l’ai fait avec lui, tout simplement) et a été aux côtés de Pedro Subijana, l’un des fondateurs de la nouvelle cuisine basque en 1976. Marta, ma sœur aînée, et moi, nous passions deux heures en cuisine tous les jours pendant les vacances d’été : mais c’était une autre époque, il n’y avait que dix personnes en cuisine, c’était plus simple qu’aujourd’hui. Après le bac, quand j’ai eu 18 ans, j’ai choisi la cuisine parce que j’aimais vraiment cela. Tout simplement. Personne ne m’a obligée à faire ce métier : j’ai eu la liberté de le choisir, alors je l’ai embrassé avec grand plaisir.

À San Sebastian et au Pays Basque, beaucoup d’enfants choisissaient de continuer la saga familiale, alors pourquoi pas moi ? (Ndlr : Martín Berasategui, par exemple).
Je n’ai pas eu d’autre choix que d’avoir une excellente formation -plutôt en dehors de l’Espagne, car finalement avec le nom de mon père c’était presque un handicap ici (rires). Après l’école hôtelière de Lucerne, j’ai enchaîné les stages, en France à la Maison Troisgros, chez Pierre Gagnaire, au Carré des Feuillants et au Vivarois. Mais aussi chez Alain Ducasse avec le Louis XV à Monaco, sans oublier le Gavroche à Londres et l’Antica Osteria del Ponte en Italie et elBulli.

Quand je suis revenue ici, forcément, tout le monde me comparait à mon père. Je savais dès le départ que c’était ça qui m’attendrait. Mon challenge était de continuer et de maintenir le niveau élevé qu’il avait fixé. Et si au début la comparaison avec mon père me faisait un peu souffrir, dorénavant elle me rend très fière !

ELENA ARZAK EN SEPT DATES

  • 1980 : commence à cuisiner aux côtés de son père Juan Mari Arzak dans le restaurant familial à l’âge de 11 ans.
  • 1988 à 1995 : après l’école hôtelière de Lucerne (Suisse) formation en France, en Italie, en Angleterre et en Espagne.
  • 1989 : le restaurant Arzak et son père Juan Mari Arzak reçoivent 3 étoiles Michelin. Qu’ils détiennent toujours depuis 41 ans.
  • 1995 : commence à seconder son père en cuisine.
  • 2010 : Prix National de Gastronomie de l’Académie de la Gastronomie Espagnole.
  • 2012 : prix Veuve Clicquot – World 50 Best Restaurants de la «Meilleure Femme Cheffe du Monde».
  • Jusqu’à présent : succède officiellement à son père, toujours présent à ses côtés

Q – Quelles relations entretenez-vous avec votre père en cuisine ?

Mon père m’a beaucoup aidée quand je suis revenue en cuisine à ses côtés, en me disant sans cesse que si je travaillais bien et que j’étais constante, les gens allaient se rendre compte de ce que j’apportais. On avait une sorte de pacte : il fallait toujours sortir les meilleurs plats de la cuisine pour nos clients. Alors on a travaillé en ping-pong, en s’écoutant tous les deux. Parfois, j’acceptais ses suggestions, et parfois c’était lui qui prenait en compte mes remarques. Comme ça, il n’y a pas eu de problèmes ! Bon, les deux seules choses sur lesquelles on n’est pas d’accord, ce sont les fleurs et le sucre. Les fleurs, il en met toujours beaucoup, il adore ça, et moi j’aime quand il y en a moins (elle rit). Comme pour le sucre, même si son palais est très moderne, il l’apprécie plus que moi ! Bref, nous avons toujours été dans l’échange, pas la confrontation.

Ma mère, Maite, qui est une figure aussi importante que nous, m´a toujours beaucoup  encouragée.

C’est la même chose avec ma sœur Marta, qui est historienne de l’art et qui travaille au musée Guggenheim, spécialisée dans les liens entre art et gastronomie. C’est une conseillère hors pair pour nous, car elle a un palais extraordinaire. Elle fait partie de ceux qui goûtent les plats… mais qui surtout disent la vérité !

Je ne crois pas que les choses auraient été différentes si j’avais été un garçon. Ma grand-mère, Paquita, a eu des équipes 100% féminines, et il y a toujours eu beaucoup de femmes dans nos cuisines : aujourd’hui, 70% de nos cheffes de partie sont des femmes, et ma cheffe de cuisine est une jeune mexicaine talentueuse, Cynthia Yaber. J’ai eu la très grande chance d’être élevée dans l’égalité la plus totale par mes parents, mais je sais bien que ce n’est pas le cas de tout le monde. Après, la société réagit toujours avec des stéréotypes. Ainsi, pour en revenir à cette histoire de fleurs dans les plats : certains clients pensent que c’est forcément moi qui les ajoute parce que je suis une femme, alors que c’est quelque chose qui vient de mon père !

Si l’on devait résumer le restaurant Arzak en quelques mots…

Je dirai personnalité, produits, innovation et mentalité basque.

La « touche Arzak », c’est-à-dire la personnalité, c’est que la cuisine doit toujours être un moment de plaisir. Comme on a des clients du monde entier, il ne faut pas faire de différence entre les clients qui viennent de Birmanie et ceux de Bilbao, et réussir à leur faire passer le même message, des clins d’œil que certains reconnaîtront. Le goût, c’est très important, mais c’est très personnel : ainsi, les gens du pays Basque aiment manger des oreilles de cochon, mais plein d’autres personnes n’y toucheront pas. Entre originalité et innovation, il faut toujours que cela reste un plaisir à manger.

Les produits. C’est la base indispensable à toute cuisine extraordinaire. Au Pays Basque nous sommes très privilégiés, car nous avons beaucoup de fermes et accès aux produits de la mer, vendus tous les jours au marché. Finalement, ma grand-mère était déjà très durable ! Nous avons beaucoup de liens directs avec nos producteurs, qui se sont resserrés depuis la pandémie. Ainsi, pour un plat à base d’œuf, je souhaitais un œuf du matin même : pas si simple. Il a fallu trouver trois fermiers différents, qu’ils croient en notre histoire, que nous allions voir sur place leur travail, que nous comprenions nos contraintes réciproques… Ce qui fait que ça marche, ce sont les échanges quotidiens avec les gens qui nous entourent.

L’innovation. Il en faut dans tous les métiers, mais en cuisine, elle n’est viable et positive que quand elle aide le produit et laisse la première place à la matière, tout en apportant des textures et sensations différentes en bouche. Pour se concentrer sur les nouveaux plats, le laboratoire que j’ai conçu contient une bibliothèque de 1500 ingrédients, tous classés selon leur goût, leur effet, leur matière grâce à un système de QR code. Cela nous permet aussi de garder une trace de nos créations, souvent éphémères. Pour vous donner un exemple :  j’ai imaginé un dessert avec du yuzu, agrume japonais, car je sais que la cuisine basque a une appétence pour l’acidulé, donc que ça renvoie bien à la tradition. Mais en le travaillant avec de l’inuline, une fibre naturelle issue de végétaux, j’obtiens une texture unique, entre glace et mousse : c’est de cette superposition que naît l’innovation.

La mentalité basque

C’est ce que nous devons transmettre aux clients qui viennent de loin comme aux clients qui viennent de San Sebastian. Depuis la crise sanitaire, la clientèle a évolué, et les façons de consommer le restaurant ont changées. Les gens mangent autrement, plus vite surtout, sans traîner, et partent plus tôt le soir. J’attends de voir comment cela va évoluer.

Q- Parmi les remarques que vous font vos clients après le repas, lesquelles vous touchent le plus ?

Nous faisons un métier artisanal, et comme nous travaillons avec nos mains et avec des goûts, nous pouvons toujours faire des erreurs, comme dans n’importe quel autre restaurant. Je suis tout à fait ouverte aux critiques, et je peux entendre beaucoup de choses ! Notre menu dégustation est très flexible, il peut s’adapter aux goûts de chacun. Ce que j’aime particulièrement, c’est que chaque table soit un cas différent, un projet en soi : si vous n’aimez pas la viande ou le vin rouge, on ne va pas vous en imposer bien sûr ! L’hôtellerie, c’est viser la satisfaction personnelle du client, et non pas la sienne. C’est pourquoi le service est si important dans nos métiers : ici, ils doivent être à la fois flexibles et aimable, tout à la fois formels et informels, montrant du respect mais sachant créer la proximité avec les clients. Le plus important pour les former -car c’est long à apprendre- c’est qu’ils aient avant tout l’envie de bien faire les choses.

Quand quelqu’un me dit « on a fait un gros effort financier pour venir, mais ça en valait la peine », cela me touche beaucoup. Et aussi tous ceux qui regrettent que le repas se soit « trop vite passé » tant ils l’ont apprécié !

Q- Comment voyez-vous l’évolution des femmes en cuisine ?

Dans notre restaurant, il y a toujours eu plus de femmes que d’hommes en cuisine et en salle : mon arrière-grand-mère et ma grand-mère étaient cuisinières, et comme je vous l’ai dit, avec l’éducation que j’ai reçue, je n’ai pas la même perception du sujet que d’autres. Mais ce que je constate, c’est que les évolutions de notre métier dépendent d’une équation sociale plus générale, qui a eu besoin de temps pour se mettre en place. Désormais, la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle a beaucoup fait évoluer les choses. Le congé paternité est vraiment important pour faire évoluer la place des femmes non seulement dans notre secteur mais dans toutes les activités professionnelles : les responsabilités parentales étant partagées, les congés parentaux le sont désormais aussi. En Espagne, depuis cette année, les hommes, tout comme les femmes, bénéficient désormais de 16 semaines de congés:  un gros pas qui va vraiment beaucoup faire évoluer les choses.

Q- Pensez-vous que la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser peut avoir des impacts positifs sur le secteur ?

De cette période très grave pour l’hôtellerie, on peut quand même tirer quelques bonnes choses. Déjà, avoir eu le temps de ralentir, d’échanger, d’avoir plus de contacts avec les autres chefs nous a permis de voir les choses sous un autre angle. Ensuite, je constate que l’intérêt pour ce qui est respectueux de la nature, et pour tout ce qui est local, est devenu plus fort qu’avant, et nous pousse à resserrer plus fort les liens que nous avons avec nos producteurs et tout le tissu local. Mais ce que je vois surtout au restaurant, c’est que les gens célèbrent bien plus la vie qu’avant. Ils sont toujours exigeants, mais encore plus ouverts à partager un bon moment, à se réjouir et à faire la fête. Ce qui donne une autre portée à notre métier !