Laurence Rigolet
« On ne peut exercer ce métier qu’avec passion, il faut impérativement y prendre du plaisir. Nous sommes des marchands de bonheur. »
Affable et énergique, Laurence Rigolet fête joyeusement cette année les 95 ans du restaurant familial Comme chez Soi situé en plein cœur de Bruxelles. Elle incarne, avec son mari le chef Lionel Rigolet, la quatrième génération à la tête de cette institution ouverte en 1926. La cinquième génération est même en route avec leur fils, Loïc qui officie déjà en cuisine et se passionne pour la sommellerie ! Si Laurence exprime volontiers son admiration pour son mari, ses parents, ses enfants ou encore son équipe, c’est avec beaucoup d’humilité et de discrétion qu’elle parle d’elle, de son parcours, de ses convictions, de ses envies. Rencontre avec une femme de caractère, une femme qui porte dans ses gènes la passion de la gastronomie.
Une histoire de famille
Impossible d’aborder la vocation de Laurence Rigolet sans en préciser les contours. Elle est la fille du chef Pierre Wynants, figure de la gastronomie belge, qui offre en 1979 la troisième étoile Michelin au restaurant de son grand-père, Comme chez Soi. « À l’époque, papa était l’équivalent de Paul Bocuse en Belgique. »
Marie-Thérèse et Pierre Wynants, tout comme leurs aïeux, ont donc consacré leur vie à cette maison du centre-ville de Bruxelles. Le restaurant tôt le matin, le restaurant tard le soir, un service toujours particulièrement attentif à une clientèle fidèle et exigeante, une cuisine de haut niveau – une vie tournée vers l’autre, certes, mais toujours ensemble. Chez les Wynants, la famille est centrale. Plus précisément, le travail en famille est une valeur primordiale et ce depuis quatre générations les hommes sont en cuisine, les femmes en salle. Pourtant, quand l’adolescente décide d’emprunter à son tour le chemin de la restauration, c’est la stupéfaction. Le souvenir est encore très ancré chez Laurence : « J’avais envie de devenir architecte, et puis, un dimanche soir, j’ai annoncé tout de go à mes parents que je voulais faire l’école hôtelière. Ils sont tombés de leur chaise et m’ont tout de suite avertie des nombreuses contraintes de ce métier. En même temps, je n’avais pas besoin de beaucoup d’explications, je voyais depuis mon enfance à quoi ressemblait le quotidien des restaurateurs. »
Parcours de Laurence Rigolet :
- 1985 : Entrée à l’école hôtelière de Namur
- 1989 : Intègre l’équipe du Comme chez Soi
- 1994 : Mariage avec Lionel Rigolet
- 1996 : Naissance de sa fille, Jessica
- 1998 : Naissance de son fils, Loïc
- 2006 : Reprise de la maison familiale ; perte de la 3è étoile Michelin alors que Lionel est nommé chef de l’année au Gault & Millau
- 2009 : Ouverture du concept « Riwyne » dans la cave à vin
- 2021 : Comme chez Soi fête ses 95 ans
Un apprentissage éprouvant
Laurence n’a que 15 ans quand elle intègre l’école hôtelière de Namur. La rupture avec le cocon familial est violente. Elle partage avec une amie un studio au confort sommaire mais c’est surtout ses premiers mois d’apprentissage qui forgeront à jamais le caractère volontaire, exigeant et affirmé de la jeune fille : « Je n’avais aucune expérience et les professeurs ont été particulièrement durs avec moi. Par exemple, je me souviens très bien du jour où un enseignant m’a reprise devant tous les élèves en me demandant si mon père faisait les mêmes erreurs que moi dans son grand restaurant. Des humiliations de ce genre, il y en a eu d’autres. Je rentrais chez mes parents en larmes jusqu’à ce que j’ose remettre le corps enseignant à sa place en lui rappelant que si j’avais déjà tout su, si j’avais les connaissances de mes parents, je n’aurais pas eu besoin de faire cette école ! J’étais bel et bien là pour apprendre, pour apprendre mon métier, exactement comme les autres élèves. » À partir de ce moment, Laurence s’affirme. Fière de ses origines, elle ne se contente pas d’être « une fille de », elle veut s’imposer avec ses propres qualités. Ces années passées à l’école hôtelière lui ont permis non seulement de rejoindre le restaurant familial dotée d’un savoir-faire irréprochable, mais aussi de rencontrer son futur mari : le chef Lionel Rigolet.
Une transition progressive
À la sortie de l’école, c’est tout naturellement que Laurence rejoint ses parents à Comme chez Soi. Elle y apporte ce que ses études lui ont enseigné, comme le traitement informatique de la carte des vins et poursuit son apprentissage en salle aux côtés de sa mère, tandis que Lionel solidifie le sien, en cuisine, auprès du chef Pierre Wynants. Après l’école hôtelière de Namur, Lionel Rigolet est en effet parti se former chez Joël Robuchon, Gaston Lenôtre ou encore auprès de Marc Haeberlin. Pendant une dizaine d’années, la famille travaille beaucoup, dans un grand respect mutuel. Laurence et Lionel intègrent progressivement tous les rouages du fonctionnement du restaurant gastronomique. Marie-Thérèse et Pierre, quant à eux, commencent à s’effacer, doucement, et soutiennent leurs enfants dans leur nouveau rôle de parents : Jessica est née en 1996 et Loïc en 1998. C’est grâce à la présence de sa mère et de sa tante – toujours une histoire de femmes – que Laurence parvient à trouver l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Comme pour toutes les femmes, et particulièrement les femmes qui travaillent dans la gastronomie, cette double vie demande une énergie folle. De l’énergie et de la persévérance, Laurence n’en manque pas. En 2006, le couple Wynants laisse officiellement les rênes du restaurant à Laurence et Lionel, nommé d’ailleurs chef de l’année au Gault & Millau. Pourtant, cette même année, le guide Michelin retire au Comme chez Soi sa troisième étoile. Une dure épreuve pour le jeune couple : « Ce fut un moment très compliqué pour nous. Nous étions un peu perdus, mais avec notre passion du métier et notre volonté, nous avons réussi à traverser cette période, à nous remettre en question et finalement à en sortir grandi. »
« La pression fait partie du métier, de notre quotidien, nous nous y sommes adaptés. Elle ne nous empêche plus de dormir, au contraire même, nous sommes si heureux de la retrouver après cette longue période de fermeture. »
Un équilibre entre tradition et modernité
À la question du secret de longévité de Comme chez Soi, Pierre Wynants répond sans hésitation : « Des femmes fortes ! » Au-delà de l’élégance de la formule, force est de constater qu’elle est vraie. Pour preuve, aucun détail n’échappe à Laurence : « Je vérifie absolument tout. Le restaurant gastronomique, c’est 50% l’assiette, 50% la salle et l’accueil. »
En quatre-vingt-quinze ans de cuisine, la difficulté est de préserver un patrimoine gastronomique conséquent tout en restant dans l’air du temps. « Certains clients très fidèles savent déjà ce qu’ils vont manger en réservant leur table, il est donc important de garder les classiques à la carte. Mais il faut évoluer, obligatoirement. Lionel a su trouver sa place et sa propre direction. Sa cuisine, singulière, basée sur le produit et les épices, a également intégré une particularité de la maison : le travail des sauces. » Et s’il convient de rester prudent face aux sirènes des modes passagères, s’adapter aux attentes et aux désirs d’une clientèle mouvante et désormais internationale est une évidence. Modifier le dressage d’un grand classique peut parfois suffire à le moderniser, à le remettre en avant, particulièrement à l’heure des réseaux sociaux et du tout écran. Rien n’est immuable, la prise de risque est permanente.
Des équipes fidèles
« L’équipe, la brigade, est absolument essentielle. C’est une seconde famille. Rien ne peut se faire sans elle. Et quelle émotion de ressentir à nouveau une telle complicité après ces mois de fermeture ! Nous étions tous si heureux de nous retrouver, de rouvrir le restaurant ensemble ! »
Chez Comme chez Soi, le respect n’est pas seulement entre les hommes et les femmes, entre la cuisine et la salle, entre les jeunes et les plus anciens, il est partout. Si, bien sûr, l’erreur est humaine, beaucoup peut être pardonné aux 23 salariés sauf le manque de communication et l’irrespect. Tout est question d’équilibre : les fermetures ont été adaptées pour réduire la cadence et permettre à tous de respirer davantage, aucun sexisme ou maltraitance ne serait accepté. Un management sain qui porte ses fruits car l’équipe est fidèle. Le voiturier, par exemple, fête cette année ses trente-deux ans de maison. Les effectifs restent à majorité masculine, faute de candidates, mais Laurence se réjouit d’avoir accueilli récemment une jeune femme en salle, « elle a un fort caractère, c’est une qualité essentielle pour une femme qui travaille dans un milieu d’hommes – comme la gastronomie, même si je ne peux qu’encourager le récent mouvement de féminisation de nos métiers. Les femmes doivent encore se battre davantage pour se faire une place, pour réussir. »